123. DE M. JORDAN.

Berlin, 29 avril 1742.



Sire,

Vous comparez, mais très-malignement,
Ma façon de vers ordinaire
Au cours impétueux d'un rapide torrent;
Mais convenez que l'eau n'en est pas toujours claire.

V. M. n'aura pas beaucoup de peine à en convenir, si elle veut être dans ce moment plus philosophe que poëte, et avouer que cette comparaison ne cadre qu'autant que la conclusion lui est annexée. Ce qui me console et me justifie, c'est que souvent l'eau de l'Hippocrène, quand je la puise, est fort trouble, et que je ne connais point l'art de la tirer au clair. V. M. fait, en me louant, ce qu'on fait à un perroquet auquel on donne du sucre.

Souvent par telle nourriture
On fait jaser son perroquet;
Je vous tiens lieu, par mon caquet,
D'animal de cette nature.

<189>Qu'importe? Pourvu que j'aie l'honneur d'amuser V. M., je suis content; d'ailleurs, j'en tire un avantage réel, c'est que je reçois des lettres pleines d'esprit et de vers, qui sont charmantes,

Marquées au coin de Chaulieu,
A ce bon coin qui rend inimitable,
Qui vous fait chérir de ce dieu
Que servent les neuf Sœurs, à ce que dit la Fable.

Tout le monde ne peut pas posséder cette prérogative. Il en est de la poésie comme du courage. Tous les hommes ne sont pas braves; aussi tous les hommes ne sont-ils pas poëtes. La nature fait un homme brave, comme elle fait un homme avec des talents supérieurs pour la poésie. Un poltron peut faire une action de valeur, au moins à ce que l'on m'a dit, car je ne le sais point par ma propre expérience. Un homme qui n'est pas né poëte peut faire une fois en sa vie quelques bons vers, parce que la nature se plaît quelquefois à faire de l'extraordinaire. Je me rends justice sur la prudence, en avouant que je possède cette qualité.

Je n'eus jamais occasion
De faire essai de mon courage.
Peut-être en ai-je davantage
Qu'Annibal ou que Scipion;
Mais, soit prudence, ou modestie,

Je ne veux point me mettre dans le cas
Qu'on reproche à ma prud'homie
Qu'elle a du cœur, ou qu'elle n'en a pas.

Je vois par là l'affaire indécise, et j'en conclus que, poétiquement parlant, je puis passer pour poltron, mais non pas philosophiquement; car, en due forme de syllogisme, la chose ne saurait être démontrée. D'ailleurs, à quoi diable me servirait le courage? Je n'ai point d'ennemis à combattre que les faiblesses de la nature humaine, que je serais bien fâché de détruire; car, quoique souvent elles me fassent du mal, j'avouerai cependant que, eussé-je autant de courage qu'Alexandre, je ne voudrais pas les combattre dans un combat régulier. Ce que j'aurais le courage de vaincre, ce serait la faiblesse pour la gloire, si cet ennemi me <190>faisait ombrage, puisque cette faiblesse nous coûte la tranquillité et le repos.

On dit ici qu'Ingolstadt est pris d'assaut par les Autrichiens, qui ont passé même la bourgeoisie au fil de l'épée. On ajoute que la chancellerie de V. M. va être transportée à Glatz;

Que le pauvre Tindalien,
Par très-occulte maladie,
Possède un corps qui ne vaut rien
Pour le séjour de cette vie.

J'ai l'honneur d'être, etc.