59. A M. DE SUHM.

Remusberg, 12 septembre 1737.



Mon cher Diaphane,

J'ai reçu, mon cher, votre belliqueuse lettre; je n'y vois que les triomphes du comte de Münnich et la défaite des Turcs et des Tartares. Je vous avoue que je suis de ces personnes qui aiment à partager la gloire des autres, et que, sans la philosophie, je verrais avec inquiétude tant de grandes actions sans y assister. Le comte de Münnich paraît vouloir faire l'Alexandre de ce siècle; il gagne des batailles comme on renverse des jeux de cartes, et sait conquérir des provinces avec plus de rapidité que d'autres ne les parcourent.

Il y a un bonheur à venir à propos dans le monde, sans quoi on ne fait jamais rien. Le prince d'Anhalt, qui est peut-être le plus grand général du siècle, demeure dans une obscurité dont lui seul peut ressentir tout le poids; et d'autres, qui ne le valent pas de bien loin, sont les arbitres de la terre. Cela revient à ce que je viens de dire, qu'il ne suffit pas d'avoir simplement du mérite, mais qu'il faut encore être en passe de le pouvoir faire éclater.

Les paisibles habitants de Remusberg ne sont pas si belliqueux; je me fais une plus grande affaire de défricher des terres que de faire massacrer des hommes, et je me trouve mille fois plus heureux de mériter une couronne civique que le triomphe.

Nous allons représenter l'Œdipe de Voltaire,368-a dans lequel je <336>ferai le héros de théâtre; j'ai choisi le rôle de Philoctète; il faut bien se contenter de quelque chose.

Wolff a reçu du cardinal de Fleury une lettre flatteuse au possible; de plus, l'évêque de Bamberg lui a rendu visite, et, à la fin de la conversation, lui a glissé, en partant, une médaille d'or dans la main, d'un prix considérable. Je me réjouis des progrès de la philosophie comme de l'augmentation de mes revenus. C'est le bonheur des hommes quand ils pensent juste, et la philosophie de Wolff ne leur est certainement pas de peu d'utilité en cela. Vous qui en tirez de si divins secours, dites-moi un peu, mon cher, quand reviendrez-vous la professer dans nos cantons? Je vous avoue que je languis de vous revoir; je voudrais vous témoigner ma reconnaissance, et vous donner des marques de mon amitié.

Ayez la bonté, si vous le pouvez, de me répondre sommairement aux questions que je vous ai faites; un détail demanderait trop de recherches. Nommez-moi aussi, je vous prie, votre ami, car je m'intéresse à son sort, et je voudrais pourtant volontiers savoir quel est l'honnête homme avec lequel vous êtes en liaison.

Vous me connaissez, mon cher Diaphane; j'espère que vous ne douterez jamais de mon amitié. Elle n'est point intéressée, vous le savez, mais elle peut être reconnaissante. Je suis avec cette estime que vous méritez si bien,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.


368-a Le Mithridate de Racine avait été représenté à Rheinsberg au mois d'octobre 1736. Voyez le Journal secret du baron de Seckendorff, p. 159 et 160, et la lettre de Fouqué à Frédéric, du 27 avril 1760.