38. A M. DE SUHM.

Remusberg, 25 novembre 1736.



Mon cher Diaphane,

La lettre que vous venez de m'écrire a fait sur moi un effet tout différent de celui que vos autres lettres ont coutume de produire. J'ai été véritablement affligé de vous voir vous éloigner de moi à une si énorme distance. Comme je m'imagine que c'est pour votre satisfac-tion et pour votre établissement que l'on vous charge de la commission d'envoyé extraordinaire pour la Russie, je me consolerais en quelque façon de la perte que je fais de vous, pour l'amour de vous-même, si une pensée affreuse ne venait s'offrir à mon esprit, pensée qui redouble ma tristesse, et me rend plus inquiet sur votre sort que jamais. C'est, mon cher Diaphane, le contraste de la délicatesse de votre constitution avec la rigueur du climat de Moscovie. Votre santé n'y résistera pas, et je redoute pour vous le sort du pauvre Rabutin.330-a Permettez-moi de <301>vous dire que votre cour s'est fort trompée dans le choix qu'elle a fait de vous pour remplacer le comte de Lynar.330-b Il faut à cette cour barbare de ces hommes qui sachent bien boire et f... vigoureusement. Je ne crois pas que vous vous reconnaissiez à ces traits. Votre corps délicat est le dépositaire d'une âme fine, spirituelle et déliée. Vous payerez toujours bien de ce côté-là; mais c'est une monnaie qui n'a pas cours dans l'endroit où l'on vous envoie. J'avoue que plus j'y pense, et plus je crains que je ne sois obligé de prendre un congé éternel de vous. Vous savez et enseignez si bien ce que c'est que l'éternité! Ne frémissez-vous pas à ce seul nom? Mon cher Diaphane, faites bien vos réflexions, je vous en prie, et, pour une vaine ombre d'établissement, n'allez pas commettre un meurtre en votre propre personne. Que me servira votre âme immortelle après votre mort? Les précieux débris d'un corps si chéri ne me seront d'aucune utilité. Et si ces motifs ne vous semblent pas assez puissants, songez à votre famille, que vous abandonnez à la merci de tous les malheurs qui peuvent l'accabler, et qui se voit sans secours, si vous cessez d'être. Mes conseils peuvent vous paraître suspects, puisque vous connaissez l'amitié que j'ai pour vous. Mais cette même amitié fait que je n'envisage que votre propre avantage. Partez, traversez les mers, cherchez un autre ciel et, s'il se pouvait, un autre monde : mon amitié vous suivra partout, et je me dirai à moi-même que l'univers n'a point d'espace qui ne devienne sacré en vous contenant. La Russie va devenir ma Grèce, et Saint-Pétersbourg, endroit auquel je ne daignais pas penser, l'objet de tous mes vœux.

Je me flatte de la douce espérance de vous voir à Berlin avant votre départ; je n'aurai que des larmes pour vous reconduire, et des souhaits pour vous accompagner. Souffrez que je vous fasse un aveu de ma faiblesse; je rougis en le faisant : l'amitié vient de me faire faire des vœux que l'ambition ne m'aurait jamais arrachés. Mais je me rendrais indigne de votre estime, si je ne les étouffais.

Que la philosophie est un faible secours contre les coups imprévus! J'en fais malheureusement l'expérience, et, malgré tout <302>ce que le destin en a ordonné, je voudrais changer le vôtre. C'est temps perdu que d'y penser, et peine perdue que de le dire. Après cela, n'est-il pas superflu de vous réitérer les assurances de la parfaite estime qu'on ne saurait vous refuser, et avec laquelle je suis à jamais,



Mon très-cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.

ÉPITRE A MON CHER DE SUHM.

Interprète charmant de la philosophie,
Quel démon, t'arrachant de ces paisibles lieux,
Dans les climats glacés de la triste Russie,
Jusqu'aux limitrophes d'Asie,
Te fait chercher de nouveaux cieux?
Serait-ce l'indigence à l'aspect odieux,
Qui, d'Horace accordant la lyre,
Lui fit parler jadis le langage des dieux
Que dans ses vers harmonieux
L'univers entier admire?
De deux princes puissants serrant le nœud sacré,
Du pope et du boyard vous serez révéré.
Mais quand de votre esprit la science profonde
Vous vaudrait les honneurs et les biens de ce monde,
De plus, un nom fameux, du gazetier chanté,
Que vous serviront-ils, si, perdant la santé,
Vous allez, grelottant dans ces froides contrées,
Voir changer en glaçons les mers hyperborées?
Mais si de ce projet le coté séducteur
Vous enchante, pour moi, j'en vois toute l'horreur;
Je vois de vos beaux jours la brillante carrière
Finir avant le temps, et sa main meurtrière,
Exerçant sur vous ses rigueurs,
Inflexible à mes pleurs et sourde à ma prière,
Vous abîmer dans ses fureurs.
M'apprendrez-vous si votre âme immortelle
Existe après le corps, triomphe des erreurs?
<303>Et vous, si vainement je vous reste fidèle,
Qui vous en portera la flatteuse nouvelle,
Et qui fera tarir mes pleurs?
Trompeuse illusion! ô frivoles grandeurs!
Croyez-moi, désormais quittant la politique,
Du sage Julien suivant encor la voix,
Et préférant l'ami même au plus grand des rois,
Reprenez la Métaphysique.

Ce 26 novembre 1736.

Frederic.


330-a Le comte de Rabutin, mort à Saint-Pétersbourg, envoyé de France.

330-b Voyez t. II, p. 73, 90 et 112.