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4. AU MÊME.

Au camp de Heidelberg, du côté de Weiblingen, 11 septembre 1734.



Mon cher Camas,

Malgré les occupations que l'occasion présente de la campagne m'a données, je ne vous ai jamais oublié, mon cher Camas; c'est pour vous reprocher le tort que vous me faites que je vous écris à présent. Non, bien loin de vous avoir oublié, j'ai bien pensé à vous; je me donne toutes les peines du monde pour vous faire avoir quelques recrues d'ici; je ne promets rien, mais j'espère pourtant de pouvoir vous en faire tenir une ou deux dans votre premier rang. Voyez, après cela, si vous n'êtes pas trop léger dans vos accusations et trop peu persuadé de la sincérité de vos amis, ne vous fiant plus à eux dès qu'ils sont séparés de vous. Le reste de votre lettre, cher Camas, ressemble un peu à un panégyrique; vous flattez trop le portrait que vous faites de ma personne, vous lui faites perdre toute ressemblance. Je me rends assez de justice pour passer ma personne par une exacte critique et pour bien connaître mes propres défauts; quoique je n'y aie pas réussi autant que je le souhaite, cependant, mon cher, cela me fait assez ouvrir les yeux pour prendre pour argent comptant les louanges qui ne m'appartiennent pas.

La campagne présente est une école où l'on a pu profiter de la confusion et du désordre qui règne dans cette armée; elle a été un champ très-stérile en lauriers, et ceux qui ont été accoutumés d'en cueillir toute leur vie, et dans dix-sept occasions distinguées, n'y ont pu atteindre cette fois-ci. Nous autres espérons tous ensemble, l'année qui vient, fréquenter les bords de la Moselle; nous y trouverons les lauriers que le Rhin nous a ingratement refusés, comme aux derniers défenseurs de ses rives. Il y a à présent trois semaines que nous sommes au camp; cependant l'inaction du prince lui a l'ait plus d'honneur dans cette occasion que tous les mouvements qu'il aurait pu faire, le grand jeu des Français étant de lui faire abandonner le Necker, et de prendre le poste que nous occupons. Je crains que vous ne vous imaginiez, cher ami, que je m'en vais chausser ici le cothurne tra<132>gique et, en petit Eugène, condamner la conduite de l'un et observer les fautes de l'autre, ensuite, m'érigeant en juge, prononcer d'un ton doctoral en sentence ce que chacun aurait dû faire. Non, mon cher Camas, loin de porter l'arrogance jusqu'à ce point, j'admire la conduite de notre chef, et je ne désapprouve point celle de son digne adversaire; et je tâche en mon petit particulier de mettre à profit ce qui, je crois, peut me servir dans le métier que j'ai embrassé; et bien loin de perdre l'estime et la considération due à des gens qui, après avoir été criblés de coups, ont acquis, à force de services et d'années, une expérience consommée, je les entendrai plus volontiers que jamais, comme mes docteurs, m'enseigner la route la plus assurée pour parvenir à la gloire, et le chemin le plus court pour approfondir le métier. Vous voyez par là, mon cher Camas, combien je ferai cas de vos leçons; après les avoir pratiquées, elles pourront me faire mériter les louanges que vous me donnez.

Adieu, cher ami; je crois vous avoir bien ennuyé par ce long dialogue, mais rabattez-le sur le silence que j'ai tenu près de trois mois, et sur la véritable estime avec laquelle je suis,



Mon très-cher ami,

Votre très-fidèle et parfait ami,
Frederic.

Mes compliments à madame Dobrzenska et à sa charmante fille.143-a


143-a Madame Esther-Susanne de Dobrzenska, née Du Quesne de Desneval, était veuve de Frédéric-Bogislas baron de Dobrzenski, conseiller intime de guerre. Sa fille, Sophie-Charlotte, qui avait épousé, en 1721, le comte Charles-Reinhold Finck de Finckenstein-Gilgenbourg, juge à la haute cour d'appel, était de même veuve depuis 1725, et mère d'une fille, Sophie-Henriette-Susanne, née en 1723.