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1. A M. DE GRUMBKOW.

Cüstrin, 11 février 1732.



Mon très-cher général et ami,

J'ai été charmé d'apprendre par votre lettre que mes affaires sont sur un si bon pied, et vous pouvez compter que je suis souple à suivre vos avis. Je me prêterai à tout ce que je pourrai, et pourvu que je sois capable de m'assurer, par mon obéissance, de la grâce du Roi, je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir, mais cependant en faisant mes conventions avec le duc de Bevern, que le corpus delicti soit élevé chez la grand'mère. Car j'aime mieux être cocu, ou à servir sous la fontange altière de ma future, que d'avoir une bête qui me fera enrager par des sottises, et que j'aurais honte de produire. Je vous prie de travailler à cette affaire, car quand on hait tant que je le fais les héroïnes de romans, alors on craint les vertus farouches, et j'aimerais mieux la plus grande p ... de Berlin qu'une dévote qui aura une demi-douzaine de cagots à ses mines. S'il était encore möglich de la rendre réformée, mais j'en doute; j'insisterai absolument qu'elle soit élevée chez la grand'mère. Ce que vous pouvez y contribuer, mon cher ami, je suis persuadé que vous le ferez. Cela m'a un peu affligé que le Roi est encore en doute à mon sujet, lui témoignant mon obéissance dans une chose qui est diamétralement opposée à mes idées. Avec quoi lui pourrais-je donc donner des démonstrations plus fortes, s'il veut douter toujours? J'aurai beau me donner au diable, cela sera toujours la chanson du ricochet. Ne vous imaginez pas, je vous prie, que j'aille désobliger le Duc, la Duchesse, ou sa fille; je sais trop ce que je leur dois, et je respecte trop leurs mérites pour ne pas garder les bornes les <38>plus rigides de la bienséance, quand même je haïrais eux et leur engeance comme la peste.

J'espère bien que je pourrai vous parler à cœur ouvert à Berlin; je vous dirai à vous seul tout ce que je pense, je suivrai vos avis; mais j'espère aussi que vous m'aiderez de votre crédit, quoique je sache très-bien que le valet de chambre de feu votre père en avait autant que vous. Vous pouvez croire encore combien je serai embarrassé, devant faire l'amoroso peut-être sans l'être, et de goûter à une laideur muette, ne me fiant pas beaucoup au bon goût du comte de Seckendorff sur ce chapitre. Monsieur, encore une fois, que l'on fasse apprendre à cette princesse l'École des maris et des femmes par cœur; cela lui vaudra mieux que le Vrai Christianisme de feu Jean Arndt. Si encore elle voulait toujours danser sur un pied, apprendre la musique, nota benè, et devenir plutôt trop libre que trop vertueuse, ah! alors, mon cher général, alors je me sentirais du penchant pour elle, et un éternel ayant épousé une éternelle, le couple serait accordant; mais si elle est stupide, naturellement je renonce à elle et au diable. Tout dépendra d'elle, et j'aimerais mieux épouser Mlle Jette,40-a sans avantage et sans aïeux, que d'avoir une sotte princesse pour compagne. L'on dit qu'elle a une sœur qui du moins a le sens commun. Pourquoi prendre l'aînée? La seconde vaut autant qu'elle, et peut-être plus. Sapienti sat. Le Roi peut bien voir cela d'un œil égal, et cela lui peut être parfaitement indifférent. Il y a aussi la princesse Christine-Wilhelmine d'Eisenach,40-b qui serait tout à fait mon fait, et dont je voudrais bien tâter. Enfin je viendrai bientôt dans vos contrées, où peut-être je dirai comme César : Veni, vidi, vici.

J'ai banni la matière indivisible de mes lettres, et je vous réponds qu'elle n'y rentrera pas; c'était un ouvrage métaphysique et une comparaison poétique qui me l'ont fait enfanter à cet endroit de ma lettre. Aujourd'hui je suis en fête chez le sieur Rohwedell, à l'occasion du départ de ces lieux; il y a un drôle <39>assortiment de conviés; Dieu sait quel effet cela fera. Du reste je vous prie, mon cher général, de ne point croire que je sois si hochdeutsch de prendre mal le bon conseil que vous me donnez; si vous me déguisez vos pensées, alors je ne vous prendrai pas pour mon ami, car la fausseté marque une grande haine pour ceux envers qui on la met en usage. Je vous prie de rester toute ma vie sur le pied où vous êtes, et de dire un chat un chat, et Rolet est un fripon.41-a Il ne faut point flatter, car l'esprit humain se flatte assez de soi-même, et chacun a besoin d'un habile censeur qui soit fidèle et sache vous convaincre de votre tort ou de vos irrégularités, non en se ridant le front, mais en badinant. Je croirais être au comble de mes félicités, si nous pouvions voyager ensemble; si j'y puis contribuer, faites-moi, mon cher maître, le plaisir de me le dire. Mais je crains fort que le Roi ait trop affaire de vous, et qu'il ne puisse se passer de vos conseils.

La lettre de Baireuth est fort intéressante, et j'espère qu'au mois de septembre, ma sœur recouvrera sa première santé. Si je voyage, j'espère bien d'avoir la consolation de la voir pour quinze jours ou trois semaines; je l'aime plus que ma vie, et pour toutes les obéissances que j'avais pour le Roi, j'espère bien mériter cette récompense. Les divertissements du duc de Lorraine sont fort bien réglés, mais la cour fait trop peu; on aurait bien pu donner des bals à la cour. Que je suis ravi, mon cher général, de vous revoir et de parler à une personne dont je suis persuadé qu'elle est de mes amis! Je vous prie, monsieur, restez-le toujours, vous n'obligerez pas un ingrat, au contraire, une personne qui se fait gloire de témoigner sa reconnaissance, et qui n'a pas honte de reconnaître un bienfait reçu.


40-a Une de filles du général. Voyez ci-dessous la lettre de Frédéric à Grumbkow, du 1er mai 1733.

40-b Née à Altenkirchen, le 3 septembre 1711.

41-a

J'appelle un chat un chat, et Rolet un fripon.

Boileau, le

sat. I

, v. 52.