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XVI. PIÈCE BADINE AVANT LA BATAILLE DE KAY.

Ayez patience, monsieur, je vous en prie. Il est impossible d'annoncer tous les jours de grands événements. La divine lenteur et la prudence plus qu'humaine de nos ennemis ne fournit pas des occasions brillantes aussi souvent que vous le désirez. Le siége n'est guère avancé depuis ma dernière lettre. La batterie à ricochet du sieur Loudon est disparue sans que nous l'ayons démontée, et sans que je puisse vous en rendre raison. Nos ennemis ont changé leur attaque; ils ont poussé un boyau de Schatzlar à Schönberg; et comme ils ont trouvé, par une longue suite d'expériences, que les officiers de cavalerie entendent mieux la fortification que ceux d'infanterie, ils en ont confié le commandement à ce général de Ville dont vous avez entendu parler lorsqu'il était en Haute-Silésie.139-a

Pendant toutes ces belles entreprises, nous nous tenons immobiles; à voir nos deux armées, on les croirait goutteuses. Réellement, les deux chefs en sont un peu incommodés; ce mal peut-être est de-venu épidémique. Si la campagne dure, préparez-vous à apprendre que les deux camps auront pris racine. Les Saxons n'en seront pas contents; on assure que les Autrichiens les fourragent et les pillent radicalement par amitié et par pure bonté de cœur. Ils en agissent ainsi, parce que, selon la nouvelle mode <130>venue directement de Paris, c'est la meilleure manière d'assister ses alliés.

J'étais dans la persuasion que notre camp était le seul où l'on se servît de lunettes d'approche; je suis bien détrompé. J'ai vu ces jours passés une troupe dorée sur une honnête montagne, et une centaine de tubes braqués à la fois contre notre camp. N'est-il pas plaisant que des gens qui ne respirent que haine et vengeance, qui ne pensent qu'à se détruire, tant qu'ils sont éloignés les uns des autres, se considèrent et s'observent avec l'attention et l'extase dont l'homme le plus amoureux regarde sa maîtresse? L'amour et la haine produiraient-ils donc des effets semblables? Non, certainement. Si la vue de sa maîtresse fait naître à l'amant le désir de couronner sa flamme, la vue de l'ennemi inspire au guerrier le désir de profiter d'une mauvaise position ou d'une faute, de voir les changements arrivés dans les camps et d'en deviner les raisons.

Le bruit court que le fiscal du premier empire romain est arrivé dans celui du maréchal Daun pour exécuter une certaine sentence et pour prononcer certaines sottises revêtues de beaucoup de dignité. On dit encore que ce fiscal, muni d'une certaine épée, sera mis à la tête des grenadiers pour une entreprise secrète. Je ne vous garantis pas la nouvelle, mais cela sera tout à fait nouveau. Je me flatte que la seule idée vous en paraîtra agréable.

Je compte recueillir toutes les lettres que j'ai l'honneur de vous écrire, pour en former dans la suite les mémoires de la guerre présente. Cet ouvrage sera très-instructif; il contiendra des anecdotes inconnues à tout le monde et le secret de toutes les découvertes modernes. Je compte le diviser en trois parties : l'une ne traitera que des montagnes; dans l'autre, j'examinerai combien de milliards de canons il faut à une armée pour la rendre invincible; et, dans la troisième, l'art de faire que les troupes n'aient plus besoin de se servir de leurs jambes. Je commencerai par faire imprimer un prospectus, afin d'exciter et de prévenir les souscrivants. Je compte d'abord sur tous les habitants des Alpes et sur les Suisses, qui seront sensibles à l'éloge ou, pour mieux dire, au panégyrique des montagnes, que je compte <131>faire en vrai style de Bourdaloue. Les fondeurs de canons seront encore de ceux qui m'auront quelque obligation, pour l'ouvrage que mon livre leur donnera. Les impotents et les paresseux souscriront volontiers pour le troisième volume; ils seront charmés d'apprendre qu'on peut faire de grandes choses à la guerre, même sans se remuer. Il n'y aura aucun béquillard ni paralytique qui n'achète mon livre avec plaisir. Je ne vous promets cet ouvrage qu'à la paix; nous sommes trop occupés dans notre camp. Je suis commandé aujourd'hui à la mine du Génois dont je vous ai parlé; je suis obligé d'y passer la nuit. Je me réserve au premier ordinaire à vous dire des nouvelles de l'armée, et de vous assurer des sentiments avec lesquels j'ai l'honneur d'être, etc.


139-a Voyez t. V, p. 12 et 16.