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IV. RÊVE

J'avais passé quelques jours de suite en compagnie d'une société aimable parmi laquelle se trouvaient quelques personnes d'une imagination vive. Leur feu s'était communiqué à mon esprit; mon âme s'exaltait. La conversation nous entraînait, et nous passions les nuits. Hier, en retournant chez moi, j'avais encore l'esprit rempli de tout ce qu'on avait agité dans la journée; mon sang était échauffé, une foule d'objets m'occupaient. Dans cette situation, où tous mes esprits se portaient à ma tête, je me couchai, et je fis le rêve dont voici le récit.

Il me semblait que j'étais dans une plaine immense, remplie par une affluence de monde prodigieuse. On aurait dit que toutes les nations de l'univers se fussent donné rendez-vous pour se rassembler en ce lieu. Cependant, en examinant attentivement ce spectacle, il me parut que le peuple s'attroupait en bande à l'entour de différents tréteaux sur lesquels haranguaient des charlatans assistés de leurs arlequins. C'était à qui d'eux attirerait le plus de monde à son théâtre. La curiosité m'incita à m'approcher du théâtre le plus proche. Un drôle à grande barbe et à figure de bouc y présidait; il appelait le peuple à haute voix. Venez à moi, disait-il; je possède les secrets de la plus ancienne médecine et des charmes les plus inconnus; je fais danser les montagnes comme des chèvres et les chèvres comme des montagnes; je puis arrêter le soleil et la lune dans leur cours; les rivières frayent un passage à ma voix; je change l'eau en sang; de ma <27>baguette je fais des serpents; et j'excelle surtout dans le secret admirable de créer des poux. Quiconque voudra participer à mes belles connaissances n'a qu'à s'annoncer; je lui couperai un petit bout de peau, et il sera semblable à moi-même. Sitôt les femmes lui apportent des enfants, et s'empressent à qui sera la première dont le fils sera opéré. Cette cérémonie causa plus de dégoût que d'édification; cependant tout le monde était content. Son Gille, qui avait nom Ézéchiel, était nu comme un singe; il avait le dos bâté. Tout le peuple riait en le voyant déjeuner d'une tartine dont l'odeur infectait toute l'assemblée. Le Gille soutenait que cette nourriture, en fortifiant les yeux, leur donnait la faculté de percer dans l'avenir; cependant personne ne voulut avoir part à son déjeuner. Son voisin, charlatan d'un autre genre, criait de toute sa force : Fuyez cet empirique, qui vous trompe; abandonnez-le pour venir chez moi; c'est uniquement chez moi que réside l'infaillibilité; mes remèdes ont des vertus suffisantes et efficaces. Les substances disparaissent à ma voix, quoique les accidents se conservent. Selon mon calcul, trois font un, cela est évident. Au lieu que mon voisin vous coupe et vous taille, je me contente de vous asperger d'eau et de saigner vos bourses; rien de plus malsain, de plus pernicieux qu'une bourse pleine. Vous pouvez acheter chez moi des spécifiques pour les maladies les plus dangereuses, comme, par exemple, pour le mal du purgatoire; j'ai des sachets remplis d'ossements, bons pour les terreurs paniques, et des élixirs d'indulgence, qui atténuent les maux les plus violents et les plus atroces. Son loustic était un balourd qui, pour amuser le peuple, se faisait donner de grands coups de barre sur la poitrine; il se nommait Augustinet; il dansait en clopinant autour d'un tombeau, et faisait des momeries qui amusaient le peuple et me paraissaient de la plus plate espèce. Je remarquais toutefois avec étonnement qu'à ce théâtre les bourses des spectateurs se vidaient, et que celle du charlatan se remplissait à bouffir. Ce peuple n'existait qu'en imagination; il vivait dans les siècles futurs, et se pavanait d'avance de la santé dont il pourrait jouir après des siècles révolus. Ma curiosité m'entraîna tout de suite vers une autre boutique dont l'empirique, à l'air sombre et refrogné, se déchaînait impitoyablement <28>contre son voisin. Ne croyez pas à ce que débite ce maudit séducteur, disait-il; gardez-vous d'approcher de ce coquin; il corrompt, il gâte l'ancienne médecine. C'est moi qui l'ai conservée; point de sub una, mais du sub utraque. Nous avons une drogue composée de sub, in et cum, admirable; une autre, qui consiste de six grains de fatalité mêlés avec deux grains de liberté, que nous tenons du grand alchimiste Chauvin. Le biscuit, en outre, a une vertu efficace; nous le donnons pour ce qu'il est. O l'excellente panacée! Oh! qu'il a opéré de cures miraculeuses! Nous faisons exister des êtres sans qu'ils occupent un lieu. Mais pour que tous ces remèdes fassent l'effet qu'on désire, il faut que les malades exaltent leur âme, et qu'ils mettent toute leur confiance dans nos drogues. Son Jean farine, qui lui regardait par-dessus l'épaule, l'interrompit. Ne croyez pas, dit-il, messieurs, à tout ce qu'il avance; ajouter foi à la moitié de ses discours est encore risquer une indigestion ou une réplétion d'inepties. A ces mots, le charlatan en colère se tourna, et le frappa rudement. Vous voyez, dit le Jean farine, qu'il a tort, puisqu'il se fâche. Mon maître, continua-t-il, respectez Socinet (c'était son nom), ou quelque beau jour il s'emparera de vos tréteaux et vous enverra promener. On rit beaucoup de ce lazzi. Pour moi, je quittai cette troupe pour m'approcher d'un drôle qui, sur son théâtre, faisait des grimaces à effrayer une femme enceinte; il tremblait, et il faisait trembler de même tous ceux qui l'environnaient. Cela me surprit, et je demandai à quelqu'un de ceux qui entouraient le charlatan pourquoi tout le monde tremblait, et pourquoi de gaieté de cœur ils faisaient d'aussi étranges simagrées. C'est, me dit l'autre, pour rendre le corps plus flexible. Vous savez sans doute que le nouvel exercice des troupes saxonnes est adapté à un usage semblable; ils font le moulinet des bras, ils se balancent alternativement sur leurs jambes; cela entretient l'agilité du corps et l'adresse des membres, rien n'est plus sain. Bientôt mon charlatan se mit à renifler; ensuite il nous débita, moitié par le nez, moitié par la gorge, un galimatias inintelligible. Ses auditeurs se pâmaient d'aise, battaient des mains en applaudissant; j'en avais tout mon soûl. Je quittai mon enthousiaste, et je m'approchai d'un autre théâtre; mais je ne <29>gagnai rien au change. Il pérorait sur l'agneau sans tache, aussi difficile à trouver que le bœuf Apis. Il disait que quiconque goûtait de cet agneau trouvait un antidote contre les richesses, qui sont la vraie source de toutes les maladies; il en dépouillait charitablement ses enthousiastes pour se les approprier. Car, disait-il, je préfère leur santé à la mienne, je me sacrifie, comme le bouc émissaire, pour le plus grand bien de mes chers auditeurs. Pour moi, qui voyais ces tours de passe-passe avec des yeux rassis, je m'aperçus sans peine que ce fripon, avec son agneau sans tache, attirait à lui toutes les richesses d'imbéciles trop peu éclairés pour s'apercevoir qu'ils étaient trompés.

A l'autre bout de la place paraissait un homme qui avait un gros bonnet rond sur la tête; charlatan comme les autres, il guérissait ses malades par le moyen du pont aigu,32-a par des bains fréquents et quelques jeûnes qu'il leur indiquait; il promettait de belles houris aux âmes charitables qui nourrissaient les chiens et les chats. La fatalité entrait dans toutes ses drogues, et son auditoire était dans cet état léthargique où se trouvent ceux qui ont avalé une trop grande dose d'opium. Son Jean farine s'appelait derviche. Pour tout amusement, il tournait sans cesse sur la même place, jusqu'à ce qu'enfin il tombât comme hors de sens et sans vie; chacun lui applaudissait. Ce spectacle me rebuta par ce qu'il avait de féroce; je m'éloignai de ce théâtre, et m'approchai d'un autre. Une créature qui ne ressemble à rien y présidait; elle avait de petits yeux effilés, une barbe de chat au menton, un nez écrasé comme si on l'avait aplati exprès. Je pensais en moi-même qu'il ne fallait pas se prévenir ni pour ni contre la figure, et que le bon sens pouvait habiter dans cette tète comme dans une autre; mais mon homme me détrompa bien vite. Il distribuait des clous au peuple pour se les fourrer dans le derrière; il l'assurait que cela attirait le marasme dans ces parties, et dégageait les autres; il affirmait avec une effronterie sans <30>pareille que quiconque après sa mort ne voulait devenir ni coq d'Inde ni cheval de poste devait passer la tête, les bras et les pieds dans une espèce de gêne de bois qui contractait tous les membres du patient. Le peuple lui obéissait stupidement. Je vis une cinquantaine de derrières cloués, et un nombre infini d'auditeurs qui courbaient leur corps sous le joug que ce charlatan leur avait imposé. Un plat bouffon qui l'accompagnait se faisait baiser par les femmes un membre destiné à un tout autre usage, et la masse hébétée du vulgaire applaudissait stupidement à toutes ces platitudes dégoûtantes.

Je ne finirais jamais, si je voulais décrire le nombre de fripons et de scélérats qui gagnaient leur vie en abusant de la crédulité du peuple; suffit qu'ils convenaient tous à s'entre-haïr et décrier réciproquement, et à débiter des absurdités pareilles à Peau-d'âne et à Barbe-bleue. Dans cette grande foule de dupes je rencontrai quelques têtes pensantes, qui n'étaient là que dans l'intention d'observer jusqu'à quel point peut aller la folie des hommes; je les abordai, et leur demandai ce qu'ils pensaient de tout ceci. Hélas! monsieur, me dit l'un, nous prenons en pitié la pauvre espèce humaine, chez qui le sens commun n'est pas aussi commun qu'on le pense. Cette multitude de dupes produit des fripons; nous nous contentons de n'être du nombre ni des uns ni des autres, et de ne jamais acquiescer à ce que notre raison réprouve. Ceci me donna envie de m'adresser aux enthousiastes du charlatanisme, pour m'instruire de leur façon de penser; j'en tirai tout de suite un à part, et lui demandai s'il connaissait quelques personnes guéries par les drogues de ces empiriques? Non, repartit-il; leur vertu n'opère qu'après quatre-vingts ans, cent ans, ou plusieurs siècles écoulés. Sa bêtise me fit monter le feu au visage. Allez, lui dis-je, vous méritez d'être trompé, puisque vous voulez l'être; si vous faisiez usage de votre raison, il n'y aurait plus de charlatans au monde.

J'étais en train de poursuivre; mais mon sang était entré dans une telle agitation, que je me réveillai en sursaut. Je ne savais si toutes ces imaginations étaient des illusions ou des vérités. A force de me frotter les yeux, le sommeil se dissipa entièrement, et je conçus que j'avais fait un mauvais rêve; mais je n'eus <31>recours ni aux Josephs ni aux Daniels pour me l'expliquer. J'écartai toutes ces images humiliantes pour l'espèce humaine de mon esprit, qui me mortifiaient. Je trouvai par hasard dans un coin le livre de la Sagesse, qu'on attribue à Salomon, et j'oubliai tout, en lisant ce qui suit : « Réjouis-toi, et profite du temps pour t'amuser, car tu n'es pas sûr d'en pouvoir faire autant demain. »


32-a L'Auteur parle ici du pont al sirât (le chemin, le sentier), qui, suivant les musulmans, est dressé au-dessus de l'enfer. Il est plus fin qu'un cheveu, plus affilé qu'un sabre : les élus le passeront avec la vitesse de l'éclair, avec la vélocité du vent, mais les réprouvés y glisseront et seront précipités dans le feu étemel.