<145>Je ne sais comment il est arrivé que tout d'un coup l'Europe a perdu cette balance, dans le temps où peut-être elle en avait le plus besoin; c'est peut-être une suite de ce revirement de système si subit qui nous a paru un coup de théâtre. Il était cependant vraisemblable que les souverains feraient à peu près de même que ces liqueurs que les chimistes renferment dans une fiole, qui, après avoir été un temps brouillées, reprennent d'elles-mêmes, selon les lois de la pesanteur, les couches qui leur sont propres. Mais il en est arrivé tout autrement, parce que les causes qui opèrent sur la nature sont permanentes, et les raisons qui décident le conseil des princes sont assujetties aux passions humaines. Or, vous jugerez maintenant des funestes effets que peut produire ce complot de monarques, cette conjuration qui avait pour vous tant de charmes : si ces souverains parvenaient à écraser les rois d'Angleterre et de Prusse, ils y prendraient tant de goût, que bientôt les spectateurs auraient leur tour, et cette puissante ligue établirait en Europe un despotisme insupportable, tyrannique, et honteux à toutes les nations. Que deviendrait alors la sûreté des possessions? quel souverain serait assuré sur son trône, et ne craindrait pas de le voir renverser d'un jour à l'autre, et ses États usurpés? Royaumes, électorats, républiques, petits gouvernements, tous n'auront qu'une existence précaire, et seront absorbés enfin dans le gouffre de ces puissances prépondérantes. Les souverains qui naturellement devaient prendre parti dans cette guerre sont tous demeurés isolés ou neutres; aucun d'eux n'a pensé à cette devise des Hollandais, à ce faisceau de flèches : Ma force consiste dans mon union. Leur sécurité me paraît trompeuse; ils pensent jouir de la paix à titre de bénéfice, et il semble qu'ils se contentent que, s'il faut périr, ils auront l'avantage que leur chute sera la dernière.

Tout se répète, monsieur; Salomon avait raison de dire que le soleil n'éclaire rien de nouveau sur la terre. Les mêmes scènes reparaissent, il n'y a que le nom des acteurs de changé. La ligue des puissants monarques qui menace l'Europe est absolument semblable au triumvirat d'Auguste, d'Antoine et de Lépide; les uns et les autres ont commencé par se sacrifier leurs plus anciens amis. Les uns proscrivirent des sénateurs, les autres proscrivent