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XXXV. DESCRIPTION POÉTIQUE D'UN VOYAGE A STRASBOURG.181-a

Je viens de finir un voyage entremêlé d'aventures singulières, quelquefois fâcheuses, et souvent plaisantes. Vous savez que j'étais parti pour Baireuth afin de revoir une sœur que j'aime et que j'estime. En chemin faisant, Algarotti et moi, nous consultions la carte géographique, afin de régler le tour que nous prendrions pour aller à Wésel. On parla de Francfort-sur-le-Main, et comme il nous parut sur la carte que la voie de Strasbourg ne pouvait être un trop grand détour, nous la choisîmes par préférence. L'incognito fut résolu, les noms choisis,181-b la fable choisie et ajustée; enfin, tout arrangé et concerté du mieux, nous crûmes d'aller en trois jours à Strasbourg.

Mais le ciel, qui de tout dispose,
Régla différemment la chose.
Avec des coursiers efflanqués,
En ligne droite issus de Rossinante,
Et des paysans en postillons masqués,
Butors de race impertinente,
Notre carrosse en cent lieux accroché,
<157>Nous allions gravement, d'une allure indolente,
Gravitant contre les rochers.
Les airs émus par le bruyant tonnerre,
Les torrents d'eau répandus sur la terre,
Du dernier jour menaçaient les humains;
Et malgré notre impatience,
Quatre bons jours en pénitence
Sont pour jamais perdus dans les charrains.

Si toutes nos fatalités s'étaient bornées à ce qui arrête un voyage, nous aurions pris patience; mais après des chemins affreux nous avons trouvé des gîtes plus affreux encore.

Car des hôtes intéressés,
De la faim nous voyant pressés,
D'une façon plus que frugale,
Dans une chaumière infernale,
En nous empoisonnant, nous volaient nos écus.
O siècle différent des temps de Lucullus!

Des chemins affreux, mal nourris, mal abreuvés, ce n'était pas tout; nous essuyâmes encore bien des accidents; et il faut assurément que notre équipage ait eu un air bien singulier, puisque, à chaque endroit où nous passâmes, on nous prit pour quelque chose d'autre.

Les uns nous prenaient pour des rois,
D'autres pour des filous courtois,
D'autres pour gens de connaissance;
Parfois le peuple s'attroupait,
Entre les yeux nous regardait
En badauds curieux, remplis d'impertinence.
Notre vif Italien182-a jurait,
Pour moi, je prenais patience,
Le jeune comte183-a folâtrait,
Le grand comte183-b se dandinait,
Et ce beau voyage de France
Dans le fond de son cœur chrétiennement damnait.

<158>Nous ne laissions cependant pas de cheminer en avant. Enfin, nous arrivâmes en cet endroit

Où la garnison, troupe flasque,
Se rendit si piteusement
Après la première bourrasque
Du canon français foudroyant.

Vous reconnaissez sans doute Kehl à cette description. Ce fut à cette belle forteresse, dont, par parenthèse, les brèches ne sont point réparées, que le maître des postes, homme plus prévoyant que nous autres, nous demanda si nous étions munis de passe-ports.

Non, lui dis-je, des passe-ports
Nous n'eûmes jamais la folie.
Il en faudrait, je crois, de forts
Pour ressusciter à la vie
De chez Pluton le roi des morts;
Mais de l'empire germanique
Au séjour galant et cynique
De messieurs vos jolis Français,
Un air rebondissant et frais,
Une face rouge et bachique,
Sont les passe-ports qu'en nos traits
Vous produit ici notre clique.

Non, messieurs, nous dit le prudent maître de postes, point de salut sans passe-port. Voyant donc que la nécessité absolue nous mettait dans le cas, ou d'en faire nous-mêmes, ou de ne pas entrer à Strasbourg, il fallut prendre le premier parti, à quoi les armes prussiennes, que j'avais sur mon cachet, nous secondèrent merveilleusement. Nous arrivâmes à Strasbourg, et le corsaire de la douane et le visiteur parurent contents de nos preuves.

Ces scélérats nous épiaient,
D'un œil le passe-port lisaient,
De l'autre lorgnaient notre bourse.
L'or, qui toujours fut de ressource,
Par lequel Jupin jouissait
De Danaé, qu'il caressait,
L'or, par qui César gouvernait
<159>Le monde heureux sous son empire,
L'or, plus dieu que Mars et l'Amour,
Le même or sut nous introduire,
Le soir, dans les murs de Strasbourg.

Vous jugez bien qu'il y eut de quoi exercer ma curiosité et l'extrême désir que j'avais de connaître la nation française en France même.

Là je vis enfin ces Français
Dont vous avez chanté la gloire,
Peuple méprisé des Anglais,
Que leur triste raison remplit de bile noire;
Ces Français, que nos Allemands
Pensent tous privés de bon sens;
Ces Français, dont l'amour pourrait dicter l'histoire,
Je dis l'amour volage, et non l'amour constant;
Ce peuple fou, brusque et galant,
Chansonnier insupportable,
Superbe en sa fortune, en son malheur rampant,
D'un bavardage impitoyable
Pour cacher le creux d'un esprit ignorant.
Tendre amant de la bagatelle,
Elle entre seule en sa cervelle;
Léger, indiscret, imprudent,
Comme une girouette il revire à tout vent.
Des siècles des Césars ceux des Louis sont l'ombre,
Rome efface Paris en tout sens, en tout point.
Non, des vils Français vous n'êtes pas du nombre;
Vous pensez, ils ne pensent point.

Pardon, cher Voltaire, de la définition des Français; au moins ce ne sont que ceux de Strasbourg dont je parle. Pour faire connaissance, je fis inviter dès notre arrivée quelques officiers que je ne connaissais pas assurément.

Trois d'eux s'en vinrent à la fois,
Plus gais, plus contents que des rois,
Chantant d'une voix enrouée,
En vers, leurs amoureux exploits,
Ajustés sur une bourrée.

<160>M. de la Crochardière et M. Malosa sortaient d'un dîner où l'on n'avait pas épargné les frais du vin.

De leur chaude amitié je vis croître la flamme,
L'univers nous eût pris pour des amis parfaits;
Mais l'instant des adieux en détruisit la trame,
L'amitié disparut, sans causer de regrets,
Avec le jeu, le vin, et la table, et les mets.

Le jour d'après, monsieur le gouverneur de la ville et de la province, maréchal de France, chevalier des ordres du Roi,185-a etc., etc., etc.

Ce général toujours surpris,185-a
Qu'à regret le jeune Louis
Vit sans culotte, en Italie,
Courir pour dérober sa vie
Aux Germains, guerriers impolis,

ce général voulut savoir ce que c'était que ce comte Dufour, étranger qui, à peine arrivé, se mêlait d'assembler une compagnie de gens qu'il ne connaissait point. Il prit le pauvre comte pour un coupeur de bourse, et conseilla prudemment à M. de la Crochardière de n'en pas être la dupe. Ce fut malheureusement le bon maréchal qui la fut.

Il était né pour la surprise.
Ses cheveux blancs, sa barbe grise,
Formaient un sage extérieur.
Le dehors est souvent trompeur;
Qui juge par la reliure
D'un ouvrage et de son auteur
Dans une page de lecture
Peut reconnaître son erreur.

C'est ce que je pus voir, car il n'avait de sagesse qu'en ses cheveux gris et dans son air décrépit. Son premier abord le trahit; certainement c'est peu de chose que ce maréchal,

Qui, de sa grandeur enivré,
Décline son nom et ses titres,
Et son pouvoir à rien borné.
<161>Il me cita tous les registres
Où son nom est enregistré;
Bavard de son pouvoir immense,
De sa valeur, de ses talents
Si salutaires à la France,
Il oubliait, passé trois ans,
Qu'on ne louait pas sa prudence.

Non content d'avoir vu le maréchal, je vis aussi monter la garde

A ces Français brûlants de gloire,
Dotés de quatre sous par jour,187-a
Qui des rois, des héros font fleurir la mémoire,
Esclaves couronnés des mains de la victoire,
Troupeaux malheureux que la cour
Dirige au seul bruit du tambour.

C'était là mon terme fatal. Un déserteur de nos troupes m'aperçut, me reconnut, et me dénonça.

Ce malheureux pendard me vit,
C'est le sort de toutes les choses;
Ainsi de notre pot aux roses
Tout le secret se découvrit.


181-a Envoyée de Wésel à Voltaire, le 2 septembre 1740.

181-b Frédéric, voulant garder l'incognito dans son voyage, se fit appeler comte Dufour; Algarotti prit le nom de Pfuhl, et le prince Auguste-Guillaume celui de comte de Schaffgotsch. Léopold-Maximilien, prince héréditaire d'Anhalt-Dessau, adopta aussi un nom supposé.

182-a Algarotti.

183-a Auguste-Guillaume, prince de Prusse, frère de Frédéric, né en 1722.

183-b Léopold, prince héréditaire d'Anhalt-Dessau, né en 1700.

185-a Le duc de Broglie, surpris en 1734 par les Autrichiens aux bords de la Secchia. Voyez t. I, p. 193.

187-a Réminiscence de l'Épître XLV de Voltaire à M..., du camp de Philippsbourg, le 3 juillet 1734, où il parle de
     

.... cinquante mille Alexandres
Payés à quatre sous par jour.