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XI. TROIS ÉPITRES A JORDAN.

I.

Jordan, tout bon poëte et tout peintre fameux
Doit exceller surtout par le rapport heureux
Des traits hardis, frappants, dont brille son ouvrage,
Avec l'original dont il offre l'image.
Le peintre scrupuleux doit, dans tous ses portraits,
Imiter le maintien, le coloris, les traits,
Et les effets divers que produit la nature;
Le poëte, évitant des mots la vaine enflure,
De justes attributs habile à se saisir,
Doit posséder surtout l'art de bien définir :
Le jugement de l'un est le coup d'œil de l'autre.
On ne peint point Caton avec un patenôtre,
Ni saint Pierre en pourpoint, ni la Vierge en pompons;
Les modes ont leur temps, ainsi que les saisons.
Chaque âge différent porte son caractère :52-a
L'un est vif et brillant, l'autre est triste et sévère;
Et comme chacun d'eux a d'autres passions,
Il faut pour chacun d'eux d'autres expressions.
Que, fuyant l'ignorance et fuyant la paresse,
Un rimeur n'aille point, plein d'une folle ivresse,
Dépeindre la Fortune ou stable, ou sans bandeau,
Ou dérober au Temps ses ailes et sa faux,
<46>Ou donner à la Mort le teint frais d'un chanoine,
Confondre le nectar avec de l'antimoine;
Car, pour apprécier un ornement séant,
Un nain ne doit jamais lui paraître un géant,
Un Zoïle ignoré, fameux comme Voltaire,
Broglio pris sans vert, un Condé qu'on révère.
Tout poëte et tout peintre, exact également,
Doit fuir surtout du faux le triste aveuglement.
Rigide observateur de toute bienséance,
Qu'il place les objets selon leur convenance;
Et qu'un roi sur le trône ait le sceptre à la main,
Que César soit vêtu comme un héros romain,
Que, choisissant le vrai dans l'air, dans l'attitude,
Un Érasme, un Jordan soit dépeint en étude,
S'appuyant sur un bras, l'œil vif, spirituel,
Et l'esprit au-dessus du monde sensuel,
Méditant gravement quelque phrase oratoire,
Empoignant le papier, la plume et l'écritoire ....
Muse, tout doucement. Sage, discret Jordan,
Plus aimable qu'Érasme, autant ou plus savant,
Mais plus gueux de beaucoup, grâce au destin peu sage
Qui réunit sur toi ton bien, ton équipage,
Qui de livres rongés t'a rendu l'héritier,
Sans feu, sans lieu, d'ailleurs, même sans encrier,
Ma muse ne pouvant chanter ton écritoire
Sans faire à nos neveux une imposture noire,
Mais n'en rendant pas moins hommage à tes vertus,
Elle te servira de ce que sert Plutus.
Reçois donc par mes mains l'instrument de ta gloire;
Aux enfants d'Apollon il sert de réfectoire;
De tout auteur savant fidèle compagnon,
Organe de qui veut faire afficher son nom,
Dans le greffe, au barreau, le commis, le notaire,
Et Bernard,54-5 et Fleury, Réaumur, et Voltaire,
En font à leur honneur sortir l'encre à grands flots,
Et Rollin des anciens en tire les travaux.
<47>Du fond de ton esprit je vois déjà d'avance
Découler des torrents de sublime science;
Je vois déjà, rangés sur mes rayons nouveaux,
De tes heureux écrits les gros in-folios,
Croître et multiplier, ainsi qu'une famille,
Les livres projetés dont ton esprit fourmille;
Je te vois, éclipsé sous leurs nombreux monceaux,
Oublier d'Hans Carvel le merveilleux anneau.54-a
O Jordan! souviens-toi que toute étude est vaine,
Qu'on y perd et son temps, sa vigueur, et sa peine,
Enfin qu'on n'a rien fait en ces terrestres lieux,
Si l'on n'a point appris le secret d'être heureux.

Vous aurez la bonté de faire la critique de la pièce. Les hyperboles y sont outrées; mais je vous jure qu'il n'y a rien de plus sec et de plus aride que le sujet de l'écritoire que je vous envoie. Il aurait été beaucoup plus naturel de l'accompagner simplement de deux mots de prose; tout homme sensé en aurait usé ainsi. C'est à la métromanie que je dois reprocher cette sottise et bien d'autres que j'ai faites dans ma vie. Souhaitez-moi par reconnaissance que celle-ci soit la dernière.

(Mai 1738.)

II.

Permets, sage Jordan, que, plein de bile noire,
Des maux de mes égaux je te fasse l'histoire,
Et qu'en examinant l'humaine infirmité,
Elle nous apprivoise à sa nécessité.
L'homme, dès le moment que sa faible paupière
S'ouvre, et qu'il voit du jour l'éclatante lumière,
Nous semble, par ses cris et par son air chagrin,
Pressentir quel sera son malheureux destin.
<48>En effet, la douleur d'abord lui fait la guerre;
De ce monstre odieux tel est le caractère;
Sous des noms différents il cache son venin,
Il est cruel, barbare, et toujours inhumain.
D'abord, d'un os aigu revêtant la figure,
Il perce la gencive à l'abri de l'enflure;
Tantôt, en nous couvrant de ses bourgeons hideux,
Il laissa de ses maux des souvenirs affreux.
C'est sa rage qui souffle aux feux ardents des fièvres :
Voyez ce malheureux; son âme est sur ses lèvres,
Et son sang échauffé, pressé violemment,
De canaux en canaux roule rapidement.
Et toi, fille d'enfer, implacable migraine,
Quel démon t'engendra dans les flancs de la haine?
C'est ta douleur horrible et ton affreux poison
Qui, vainqueurs de nos sens, troublent notre raison.
Et toi, goutte chronique, et toi, triste gravelle,
Et toi, le mal du Roi, d'invention nouvelle,56-a
Vous, qui le disputez à tous les autres maux,
Inflexibles tyrans, ou du moins leurs égaux,
Hélas! que le plaisir en vos tourments s'expie!
Que les jours passagers d'une si courte vie
D'ennemis conjurés, ligués et dangereux
Sentent de noirs complots se préparer contre eux!
De notre faible corps les maux et la misère
Nous obligeant enfin d'abandonner la terre,
Alors, de tous ces maux le mal le plus fâcheux,
C'est le médecin même, aussi barbare qu'eux.
C'est lui qui sait en grec nommer la maladie,
A hâter le trépas son métier s'étudie;
Si chez quelque malade on croit à son savoir,
On l'appelle, et sa vue écarte tout espoir.
<49>Que le malade crève, ainsi le veut la mode;
De Galien, dit-il, j'ai suivi la méthode.
Reconnais à ces traits ramassés au hasard,
Peints par ma main novice, et sans secours de l'art,
Les dangers menaçants dont la triste cohorte,
Soit chez nous, soit ailleurs, sans cesse nous escorte.
Ni le sombre réduit où se tapit le gueux,
Ni l'éclatant dehors d'un palais somptueux,
Aux dures lois du sort ne peuvent nous soustraire.
De la mort chaque humain est né le tributaire;57-a
Mais pour que son aspect nous semble moins hideux,
Ayons le cœur, Jordan, d'en occuper nos yeux.
Quiconque sans effroi pense à se voir détruire
Atteint le plus haut point où la raison aspire;
Le sage est au-dessus des troubles de la peur,
Et c'est lui seul qui sait mépriser la douleur.

(1739.)

III.

Je crois te voir, mon bon Jordan,
Te trémoussant d'inquiétude,
Quitter brusquement ton étude,
Chercher Chasot, ce fin Normand,
Ce Chasot, qui sert par semestre
Ou Diane, ou tantôt Vénus,
Et que retiennent en séquestre,
De leurs remèdes tout perclus,
Les disciples de saint Cornus.
Je vous vois partir tous les deux
Du paradis des bienheureux
Pour arriver au purgatoire.
Hélas! si je suivais mes vœux,
<50>J'irais peupler ces mêmes lieux
Dont vous quittez le territoire,
Trop sage et trop voluptueux
Pour rechercher la vaine gloire
De vivre en cent ans dans l'histoire,
Sur les débris de mes aïeux.
Je crains ces honneurs ennuyeux,
L'étiquette et tout accessoire
D'un rang brillant et fastueux;
Je fuis ces chemins dangereux
Où nous entraîne la victoire,
Et ces précipices scabreux
Où les mortels ambitieux
Viennent au temple de Mémoire
Eriger en présomptueux
Quelque trophée audacieux.
Une âme vraiment amoureuse
Du doux, de l'aimable repos,
Dans un rang médiocre heureuse,
N'ira point en impétueuse
Affronter la mer et ses flots,
Dans la tempête périlleuse
Gagner le titre de héros.
Qu'importe que le monde encense
Un nom gagné par cent travaux?
L'univers est plein d'inconstance;
L'on veut des fruits toujours nouveaux,
De l'esprit et de la vaillance,
Et des lauriers toujours plus beaux.
Laissons aux dieux leur avantage,
L'encens, le culte et la grandeur;
C'est un bien pesant esclavage
Que ce rang si supérieur.
L'amitié vaut mieux que l'hommage,
Le plaisir plus que la hauteur;
Et le mortel joyeux, volage,
Gai, vif, brillant, de belle humeur,
<51>Mérite seul le nom de sage,
Lorsqu'il reconnaît son bonheur.
Le bruit, les soins et le tumulte
Ne valent pas la liberté;
Et tout l'embarras qui résulte
De l'ambitieuse vanité
Ne vaut pas le paisible culte
Qu'en une heureuse obscurité
L'esprit rend à la volupté.
Heureux qui, dans l'indépendance,
Vit content et vit ignoré,
Qui sagement a préféré
A la somptueuse opulence
L'état frugal et modéré,
Qui sait mépriser la richesse,
Et qui, par goût et par sagesse,
A fidèlement adoré
Le dieu de la délicatesse,
Des sentiments, de la noblesse,
Seul dieu d'un esprit éclairé!
Hélas! d'une main importune
Déjà je me sens entraîner,
Et sur le char de la fortune
Mon sort me force de monter.
Adieu, tranquillité charmante,
Adieu, plaisirs jadis si doux,
Adieu, solitude savante,
Désormais je vivrai sans vous.
Mais non, que peut sur un cœur ferme
L'aveugle pouvoir du destin,
Le bien ou le mal que renferme
Un sort frivole et clandestin?
Ni la fureur de Tisiphone,
Ni l'éclat imposant du trône,
Sur moi n'opéreront rien.
Pour la grandeur qui m'environne
Mon cœur n'est que stoïcien;
<52>Mais plus tendre que Philomèle,
A mes amis toujours fidèle,
Et moins leur roi, leur souverain,
Que frère, ami, vrai citoyen,
Du sein de la philosophie
Et des voluptés de la vie,
Tu me verras, toujours humain,
D'une allure simple et unie
Pacifier le genre humain.

(Mars 1740.)


52-a Voyez Boileau, L'Art poétique, chant III, v. 373-398.

54-5 Le banquier. [Voyez t. I, p. 110.]

54-a L'Anneau d'Hans Carvel, conte de La Fontaine (livre II, conte XII), tiré de Rabelais, Gargantua et Pantagruel, livre III, chap. XXVIII.

56-a Dans les derniers jours de décembre 1686, Louis XIV subit l'opération de la fistule à l'anus, mal qui porta assez longtemps le nom de mal du Roi ou maladie du Roi. On frappa à cette occasion trois médailles avec les inscriptions suivantes : la Maladie du Roi, la Guérison du Roi, Festin fait au Roi dans l'Hôtel de ville.

57-a Voyez t. X, p. 58.