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VERS FAITS POUR ÊTRE ENVOYÉS PAR UN SUISSE A CERTAINE DEMOISELLE ULRIQUE263-a DONT IL ÉTAIT AMOUREUX.

Je vois ici comment on prend des villes;
Leurs défenseurs, pareils à des Achilles,
Mènent grand bruit et nous résistent bien.
Ces beaux exploits, en lauriers si fertiles,
Toujours cruels, ne me touchent en rien.
J'aimerais mieux le beau secret de prendre
Un jeune cœur enclin à se défendre,
Surtout lui plaire, et par mon entretien
Faire passer mon amour dans le sien.
A mon avis cet art est difficile;
Je le croirais toutefois plus utile
Que les travaux funestes des guerriers
Couverts de sang, de fange et de lauriers.
Quel triste jeu d'abîmer des murailles,
Vieux monuments d'habiles ouvriers,
De s'acharner dans le fort des batailles,
Et de causer nombre de funérailles!
Que si j'étais auprès de vos foyers,
Je l'avouerai, j'aurais plutôt envie
<231>De m'occuper à procurer la vie,
En retirant des cachots du néant
De l'univers un futur habitant.
S'il se pouvait que celle que j'adore,
En concourant à ma félicité,
De son beau sein quelque jour fît éclore
Un rejeton de ma fécondité,
Ce trait parfait ajouterait encore
A ses vertus, qu'on ne peut trop priser.
C'est, croyez-moi, soit dit sans métaphore,
Le vrai moyen de s'immortaliser;
Le dieu d'hymen autorise ces gages.
Le bien de voir croître et multiplier
N'est point celui de ces âmes sauvages,
Des Iroquois et des anthropophages;
C'est un plaisir qu'on peut concilier
Avec les mœurs que prescrivent les sages,
Et la vertu doit le justifier.
Voilà pourquoi Mars, ce dieu si terrible,
Me vit revêche, inexorable et sourd,
Quand il voulut m'engager à sa cour;
Vous le savez, mon cœur tendre et sensible
Sous vos drapeaux et sous ceux de l'Amour
S'était naguère enrôlé sans retour.
Ce dieu charmant m'a tenu lieu de père;
Dans son école, à Paphos, à Cythère,
De ses secrets il daigna m'informer :
« Retenez bien, dit-il, que l'art de plaire
Doit en tout temps précéder l'art d'aimer. »
Il me montra son arsenal, ses armes;
Je ne vis point des tonnerres d'airain,
Mais de beaux yeux brillants de mille charmes,
Dont la tendresse exprimait quelques larmes,
Et qui des dieux feraient l'heureux destin.
Tous ses sujets vivent en assurance;
Leurs travaux sont exempts de violence,
Attentions, sentiments délicats,
<232>Soupirs, doux soins, égard et complaisance,
De tendres vers écrits sans embarras;
Pour leurs exploits, ce sont baisers de flamme,
Qui font couler la volupté dans l'âme,
Qu'il faut sentir, mais qu'on n'exprime pas.
Vous le voyez, j'ai l'âme trop humaine
Pour me complaire au danger, à la peine
Que, dans les camps au dieu Mars départis,
Également souffrent les deux partis.
Habitant doux des rives d'Hippocrène,
Toujours soumis à ma belle, à ma reine,
Je voudrais fort, si j'avais à choisir,
En lui donnant, recevoir du plaisir.
A ce propos, ma divine maîtresse,
Je vous dirai le mot d'un ancien;265-a
Russe n'était, non plus qu'Autrichien :
« Dieu me fit homme, ainsi je m'intéresse
Aux biens, aux maux de toute notre espèce. »

A Dittmannsdorf, 6 août 1762.


263-a Ulrique Kühn, fiancée du lecteur du Roi, M. de Catt, qu'elle épousa à Berlin, le 9 novembre 1762.

265-a Térence dit dans son

Heautontimorumenos

, acte I, scène 1, vers 5 :

Homo sum, humani nihil a me alienum puto.