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AU MARQUIS D'ARGENS, APRÈS L'AFFAIRE DE REICHENBACH.

Eh bien, voilà ces postillons;
Vous les voulez, je les envoie.
Puissent-ils de nos camps et de nos pavillons
Reconduire chez vous le plaisir et la joie,
La vive et saillante gaîté,
Compagne de votre bel âge!
Puisse le récit non flatté
D'un assez léger avantage
Rétablir la sérénité,
Le calme et la tranquillité
Dans votre âme abattue après un long orage!
Ces rapides courriers n'annoncent pas la fin
D'un pénible et vigoureux siége;
Mais vous apprendrez d'eux par quel coup le destin,
Dans certain combat clandestin,
Nous a su garantir du piége
Que l'implacable Autrichien
Nous tendait en mauvais chrétien.
Vraiment, ce n'était pas la peine
Qu'avec tant d'appareil le peuple en fût instruit;
<223>Jamais ni Condé ni Turenne
Pour si petits exploits ne firent si grand bruit.
Le politique, d'une âme hautaine,
Vous soutiendra qu'on est réduit
A nourrir d'espérance vaine
Le public aveuglé, fait pour être séduit.
A ... ainsi ... le mène
Du Canada jusqu'en Ukraine;
Qui sait le tromper le conduit.
Pour moi, qui n'ai jamais reçu cet Évangile,
Je ne prétends point par l'erreur
Abuser lâchement, en scélérat habile,
La confiance et la candeur
D'un peuple frivole et facile.
Ah! fasse d'un ciron qui veut un éléphant,
J'aime la vérité, le vrai seul est charmant.
Je ne veux point de bruit, de pompe solennelle,
Pour immortaliser le succès d'un moment.
Ce sujet, marquis, me rappelle
Ce trait d'un Suisse goguenard :
Il mangeait gras, c'était carême;
Un orage survint avec un bruit extrême.
Certain dévot, maître cafard,
Au front sournois, à l'œil hagard,
Lui dit : Vous excitez la céleste colère.
L'autre s'écrie en vieux soudard :
Grand Dieu, que de fracas! épargne ton tonnerre;
Ce n'est qu'une omelette au lard.

Mes vers vous expliquent mes pensées sur les postillons que vous avez vus arriver à Berlin. Il est bon de se réjouir d'un grand malheur que nous avons évité; cependant, mon cher marquis, il y a loin de ce point à une fortune entière; et pour vous parler tout à fait naturellement, je crois que nous aurons encore une crise avant la réduction de Schweidnitz. Il arrivera de tout ceci ce qu'il plaira au hasard, à la destinée ou à la Providence; car certainement tous les trois ou l'un d'eux a plus de part aux <224>événements du monde que la prévoyance des hommes. Je vous laisse faire vos petites réflexions philosophiques sur cette matière obscure et impénétrable; si vous y faites quelque heureuse découverte, vous me ferez plaisir de me la communiquer. En attendant, je vous prie, mon cher marquis, de ne me point oublier.

A Péterswaldau, ce 19 août 1762.