<168>

ÉPITRE AU MARQUIS D'ARGENS.

Orgueilleuse raison, ce trait doit te confondre;
Que de maux inouïs sur nous viennent de fondre!
L'œil n'a pu les prévoir, ni l'art les prévenir,
Un voile impénétrable a caché l'avenir;
Nos regards curieux sans fin sur lui s'exercent,
Leurs efforts sont perdus, jamais ils ne le percent.
La campagne, marquis, approchait de sa fin,
On osait se flatter d'un plus heureux destin;
Déjà disparaissait l'immense multitude
De ce peuple cruel, né dans la servitude,192-a
Qui, tel qu'aux Apennins les orageux torrents,
Ravageait nos cités et dévastait nos champs.
Ils avaient fui, l'espoir commençait à renaître
Qu'ayant moins d'ennemis, on les vaincrait peut-être.
Ce calme inespéré ne dura qu'un moment,
La foudre avec l'éclair partit au même instant;
L'Autrichien caché, tapi dans ses montagnes,
Prémédite son coup, descend dans les campagnes.
Ces travaux dont Vauban, le digne fils de Mars,
Par des fossés profonds défendait les remparts
Dont Schweidnitz assurait sa redoutable enceinte,
N'ont pu contre un assaut la préserver d'atteinte;
<169>Sous un bras téméraire autant qu'audacieux
Elle tombe une nuit, presque à nos propres yeux.
Dès lors les embarras de tout côté nous pressent,
Depuis ce coup fatal tous les troubles renaissent;
De l'Oder jusqu'au Rhin, de Cosel à Colberg,
On voit l'airain tonnant, et la flamme, et le fer,
Déployer leur horreur sur toutes mes provinces,
N'épargner ni les grands, ni les peuples, ni princes;
Tout l'État est en butte à ce commun danger.
Je ne puis me défendre, et je dois me venger?
Les projets des Césars, des Condés, des Eugènes,
Dans cette extrémité sont des sciences vaines;
Il faudrait que le ciel, favorable à nos vœux,
Daignât manifester son bras miraculeux.
Nos moyens sont à bout, l'adresse et la vaillance
Succombent sous le nombre et sous la violence
De l'univers entier conjuré contre nous.
« Le sage doit prévoir; il le peut, direz-vous :
Des faits bien combinés lui tiennent lieu d'augures,
Il se prépare ainsi d'heureuses conjonctures. »
La prudence, marquis, est un fil incertain,
Il guide, égare, et cède au pouvoir du destin;
L'apparence souvent dément ce qu'elle indique,
Ce qui paraît probable au fond est chimérique.
Tel est ce labyrinthe où l'homme, sans flambeau,
Se perd en tâtonnant, l'œil chargé d'un bandeau.
Le perfide métier que celui qui m'occupe!
En calculant mes pas, je n'en suis pas moins dupe
Des caprices du sort et des événements;
Je perds en vains projets de précieux moments.
Ma constance, aux abois du fardeau qui m'excède,
D'un soin opiniâtre y veut porter remède;
Mais quel esprit perçant pourra me conseiller
Par quel art ce chaos pourra se débrouiller?
Ah! quelque fermeté qu'ait l'âme la plus forte,
Un torrent de malheurs sur elle enfin l'emporte;
Quand on n'a plus d'espoir, le courage tarit,
<170>Et l'esprit révolté contre ses fers s'aigrit.
Le fatal ascendant du sort qui m'enveloppe
Infecte mes esprits d'un poison misanthrope :
J'ai pris ma vie en haine, et le jour en horreur;194-a
Et lorsque la raison adoucit cette aigreur,
Qu'un intervalle heureux permet que je respire,
D'un désastre nouveau l'on s'empresse à m'instruire :194-b
Pour nourrir ma douleur, hélas! que d'aliments!
J'épanche en votre sein mes secrets sentiments.
Jamais l'ambition ni l'intérêt infâme
N'ont pu tenter mes sens ni subjuguer mon âme :
Un sentiment plus grand, plus noble et généreux.
Au sortir du berceau m'embrasa de ses feux.
Mon cœur vous est connu; vous savez qu'il dédaigne
Les symboles pompeux d'un despote qui règne,
Que, souvent entouré d'un appareil si vain,
Vous m'avez toujours vu moins roi que citoyen.
Mais ma philosophie et mon indifférence
Ne vont point à souffrir l'injuste violence
De ce complot de rois qui, sans se rebuter,
D'un trône chancelant veut me précipiter.
Qui foule aux pieds l'orgueil déteste la faiblesse,
Endurer un affront, cher marquis, c'est bassesse;
De ce trône envié, tout prêt à succomber,
Je descendrais sans peine, et n'en veux pas tomber.
Peut-être qu'autrefois, enchanté par l'histoire,
J'ai sacrifié trop à l'amour de la gloire;
L'exemple séduisant de tant d'hommes fameux
Me remplit du désir de m'élever comme eux.
Mais bientôt, redressé par la philosophie,
J'appris par ses conseils à réformer ma vie,
A rejeter l'erreur, chérir la vérité;
<171>Et mon esprit alors, par ce charme emporté,
Connut que, pour atteindre à la gloire mondaine,
Il avait poursuivi sans fruit une ombre vaine,
Qu'il n'est qu'illusions, que tout s'évanouit.
Revenu de l'objet qui longtemps m'éblouit,
Je me disais : Je vois la fin de ma carrière,
Bientôt le froid trépas va clore ma paupière;
Faut-il par tant de soins, de chagrins et d'ennuis,
De jours si douloureux, de plus cruelles nuits,
Arriver à ce gîte où nous devons nous rendre,
Où le temps détruira nos noms et notre cendre?
Ah! s'il faut tout quitter au moment du trépas,
A des soins superflus pourquoi perdre nos pas?
Terminons les travaux d'une vie importune;
Est-ce à nous, vils mortels, à dompter la fortune?
Non, non, il faut choisir, pour aller à sa fin,
Une voie aplanie et le plus doux chemin;
Laissons aux conquérants entourés de ruines
Ces sentiers hérissés de ronces et d'épines.
Vaines illusions! songe vague et flatteur!
Cessons de nous tromper pour vaincre la douleur.
Esclave scrupuleux du devoir qui me lie,
Un joug superbe et dur m'attache à ma patrie;
Je vois en gémissant ses honneurs abolis,
Tant d'États inondés d'avides ennemis,
Du danger renaissant l'intarissable source,
L'ennemi triomphant, le peuple sans ressource,
Et partout le ravage et la destruction.
Patrie! ô nom chéri! dans ton affliction,
Mon cœur, mon triste cœur te voue et sacrifie
Les restes languissants de ma funeste vie.
Loin de me consumer en soins infructueux,
Je m'élance aussitôt dans ces champs périlleux;
La vertu me ranime, un nouveau jour m'éclaire.
Courons venger l'État, soulager sa misère,
Oublions tous nos soins pour ne penser qu'à lui,
Que l'effort de nos bras lui procure un appui;
<172>Il faut dans le torrent nager malgré sa pente,
Périr pour la patrie, ou remplir son attente.
Si quelque ambitieux, avide du danger,
De ce pesant fardeau voulait me soulager,
Qu'avec plaisir, marquis, dégagé de contrainte,
Sans besoin d'étaler l'indifférence feinte,
J'abdiquerais d'abord ma triste dignité!
Dans le sein du repos et de l'obscurité,
Loin des yeux importuns d'une foule indiscrète,
J'irais m'ensevelir au fond d'une retraite.
Si jamais votre ami, hors de ce tourbillon,
D'un vain désir de gloire éprouvait l'aiguillon;
Si ce monde pervers, ingrat, cruel et traître,
L'abusait de nouveau, lui qui l'a su connaître ......
Ah! vous verrez plutôt et le ciel et les flots,
Confondus, à l'instant rétablir le chaos.
Non, non, sans désirer dans cet heureux asile
Ces honneurs, ces grandeurs, cette gloire stérile,
Au sein de la vertu, moins craint, moins envié,
J'élèverais un temple au dieu de l'amitié,
Et saurais conserver l'unique bien du monde,
L'innocence du cœur dans une paix profonde.
Là, soit que le destin dût prolonger mes jours,
Ou qu'il eût résolu d'en abréger le cours,
D'un œil indifférent, que la raison éclaire,
Je verrais dans la mort la fin de ma misère,
Certain que de ce corps par les maux accablé,
Le souffle qui l'anime à peine est exhalé,
Que cet instant rapide, en détruisant mon être,
Rend l'homme tel qu'il fut avant qu'on le vît naître.197-a
Ainsi, ceux que ce jour a vu mettre au tombeau,
Et tous ceux dont la mort éteindra le flambeau,
Seront également, par une loi durable,
Absorbés à jamais par l'âge irrévocable.

A Strehlen, le 8 novembre 1761.


192-a Le général Buturlin, évacuant la Silésie, repassa l'Oder le 17 septembre 1761. Voyez t. V, p. 142.

194-a Racine dit dans Phèdre, acte I, scène 3 :
     

J'ai pris la vie en haine, et ma flamme en horreur.

194-b Le Roi parle ici des échecs que les généraux Platen et Knobloch essuyèrent en Poméranie, le 20 et le 25 octobre, et dont la suite fut la perte de Colberg, le 16 décembre. Voyez t. V, p. 150-152.

197-a Voyez t. X, p. 232 et 233, et ci-dessus, p. 115.