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ODE AU PRINCE FERDINAND DE BRUNSWIC SUR LA RETRAITE DES FRANÇAIS EN 1758.

Ainsi près du Capitole
Le vaillant Cincinnatus
Disperse, poursuit, immole
Les cohortes de Brennus;
Comme des épis fauchées,
Les plaines en sont jonchées,
Et tous les champs du vainqueur;
Ce consulaire si illustre,
A Rome rendant son lustre,
Fut son second fondateur;

Ainsi, lorsque de la Terre
Les enfants audacieux
Osèrent porter la guerre
Au brillant séjour des dieux,
Tandis qu'ils l'escaladèrent,
Qu'avec peine ils entassèrent
L'Ossa sur le Pélion,
Jupiter saisit son foudre,
Et, les réduisant en poudre,
Punit leur rébellion :

<9>Tels ces peuples de la Seine
Armèrent leurs faibles mains,
Sûrs de subjuguer sans peine
Les indomptables Germains.
De la gloire voyant l'ombre,
S'appuyant sur leur grand nombre,
D'un trophée ils font l'apprêt;
Mais des ruines fatales
Sont leurs pompes triomphales,
Et leur gloire disparaît.

Pendant que leur insolence
Ne trouve dans son chemin
Nul corps dont la résistance
Peut balancer le destin,
Ils s'enflent, ils s'enhardissent,
Et les fleuves qu'ils franchissent
Se couvrent de leurs roseaux;
La gloire tant méprisée
De cette entreprise aisée
D'orgueil bouffit ces héros.

Jusqu'en ses grottes profondes
Le Rhin se sent outrager;
Il s'indigne que ses ondes
Portent un joug étranger.
Le Wéser dans l'esclavage
Appelle sur son rivage
Ses défenseurs enflammés;
Il assemble la tempête
Qui, Français, sur votre tête
Venge ses bords opprimés.

En faveur de leur vaillance
Et des plus nobles desseins
On excuse l'arrogance
Des triomphateurs romains.
<10>Mais vous, montrez-moi les marques,
Grands écraseurs de monarques,11-a
De vos succès couronnés;
Je veux voir de vrais trophées,
Des querelles étouffées,
Non des peuples ruinés.

Quoi! cet armement immense,
Qui devait nous extirper,
Comme une ombre sans substance
Vient donc de se dissiper!
Quoi! ce fantôme effroyable
Ne laisse de mémorable
Que ses vestiges sanglants,
Comme la flotte invincible,
Dont l'appareil si terrible
Devint le jouet des vents!

Sous l'ombre douce et trompeuse
D'imaginaires lauriers,
La sécurité flatteuse
Endormait tous vos guerriers;
Rassasiés de pillage,
Ils estimaient leur courage
Par l'amas de leur butin.
O tranquillité traîtresse!
Tu voilais à leur mollesse
L'affreux réveil du matin.

Tel, en ouvrant sa carrière,
Du tendre sein de Thétis
Dardant sa vive lumière
Par les airs appesantis,
<11>Le flambeau qui nous éclaire
Abat la vapeur légère
Qui dérobait son retour;
Elle fuit, s'affaisse et tombe,
Et le brouillard qui succombe
Cède aux doux rayons du jour :

Tel Ferdinand, cet Alcide,
Par des coups prémédités
Dissipe en son cours rapide
Les Français épouvantés;
L'ennemi manque d'audace,
Il fuit, un dieu le terrasse,
Il redoute les combats.
Voilà le juste salaire,
O nation téméraire!
De vos derniers attentats.

Devant Ferdinand tout plie,
Il affranchit le Wéser,
Il tire la Westphalie
Du joug du Français altier.
Les ennemis en déroute
De Paris prennent la route;
La Gloire d'un air chagrin
Les retient à la frontière,
Mais ils n'ont point de barrière
Qu'au delà des bords du Rhin.

Le héros, dont rien n'arrête
Le cours rapide et triomphant,
Signale d'une conquête
Chaque pas et chaque instant.
Et du Rhin l'onde captive
Soudain sur son autre rive
Voit flotter ses étendards;
Créfeld, témoin de sa gloire,
<12>Dans les bras de la victoire
Le prend pour le fils de Mars.

Ainsi le puissant génie
Dont l'infatigable ardeur
Veille sur la Germanie
Lui suscite un défenseur;
Cette multitude immense
Dont nous inondait la France,
Conduite par un Varus,14-a
Dans sa course triomphante
Trouve, contre son attente,
Un nouvel Arminius.

O nation frivole et vaine!14-b
Quoi! sont-ce là ces guerriers,
Sous Luxembourg, sous Turenne,
Couverts d'immortels lauriers?
Ceux-là, zélés pour la gloire,
Affrontaient pour la victoire
Les périls et le trépas;
Vous, je vois votre courage
Aussi bouillant au pillage
Que faible dans les combats.

L'intérêt, ce vice infâme,
S'il devient tyran d'un cœur,
Étouffe la noble flamme
De la gloire et de l'honneur.
Français, vantez vos richesses,
Votre luxe, vos mollesses
Et tous les dons de Plutus;
<13>Ma nation, plus frugale,
Aux mœurs de Sardanapale
N'oppose que ses vertus.
Quoi! votre faible monarque,
Jouet de la Pompadour,
Flétri par plus d'une marque
Des chaînes d'un vil amour,
Lui qui, détestant les peines,
Au hasard remet les rênes
De son royaume aux abois,
Cet esclave parle en maître,
Ce Céladon sous un hêtre
Croit dicter le sort des rois!

Par quel droit ou par quel titre
Croit-il dompter les destins?
L'orgueil ne rend point arbitre
Des droits d'autres souverains.
Qu'il soutienne ses oracles
A force de grands miracles;
Mais déjà l'ennui l'endort,
Il ignore dans Versailles
Que par le gain des batailles
Du monde on fixe le sort.

De l'Europe en Amérique
L'intérêt, l'ambition,
La barbare politique,
Sèment la confusion;
L'Allemagne encor fumante,
Et de carnage sanglante,
Ressent la fureur des rois;
La licence et l'avarice,
Et la force et l'injustice,
Y règnent au lieu de lois.

<14>Quel démon de vous s'empare,
Monarques de l'univers?
Quelle vengeance barbare
Change nos champs en déserts?
Vos passions sacriléges
Vous attirent dans les piéges
Par les crimes apprêtés;
Vous, que le pouvoir seconde,
Nés pour le bonheur du monde,
C'est vous qui le dévastez!

Cette grandeur passagère
Dont se bouffit votre orgueil
Peut par un destin contraire
Se briser contre un écueil;
Vous êtes ce que nous sommes,
Monarques, mais toujours hommes,
Et, votre temps accompli,
La fortune de sa cime
Vous fait tomber dans l'abîme
De la mort et de l'oubli.

Faite à Grüssau, le 6 d'avril 1758. (Corrigée à Potsdam, le 26 février 1765.)


11-a « Écraser le roi de Prusse » était le mot favori des Français avant la bataille de Rossbach. Voyez t. IV, p. 20, t. VI, p. 146, et, ci-dessous, la pièce intitulée Aux Écraseurs.

14-a Le comte de Clermont, battu à Créfeld le 23 juin 1758; voyez t. IV, p. 210-212.

14-b Voyez t. VIII, p. 201-203.