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ODE SUR LA GLOIRE.98-15

Un dieu s'empare de mon âme,
Je sens une céleste ardeur,
O gloire! ta divine flamme
M'embrase jusqu'au fond du cœur.
Rempli de ton puissant délire,
Par les doux accords de ma lyre
Je veux célébrer tes bienfaits :
Tu couronnes le vrai mérite,
Et ton divin laurier excite
Les humains à tous leurs succès.

Nos vertus mènent à la gloire,
Et la gloire mène aux vertus;
Elle est mère de la victoire,
Elle déchaîne les vaincus;
Cicéron lui dut l'éloquence,
Sénèque, la vaste science,
Elle forma les vrais Césars.
Sortez des voûtes ténébreuses,
Parlez, ô mânes généreuses!
Qui vous fit braver les hasards?

<86>Déjà je vois des Thermopyles
Les magnanimes défenseurs
S'immolant pour sauver leurs villes
Des ravages de leurs vainqueurs;
Et si leur valeur en impose,
Au nombre leur courage oppose
L'inébranlable fermeté;
Tandis que le fer les abîme,
La vraie gloire, qui les anime,
Leur montre l'immortalité.

Généreux captif de Carthage,
Trop infortuné Régulus,
Victime d'une aveugle rage,
Ou victime de tes vertus,
Exemple illustre de l'histoire,
Plutôt que de trahir ta gloire,
Ta foi, ton honneur, tes serments,
Pour le salut de ta patrie
Tu braves Numance en furie,
Et tu péris dans les tourments.

Quel est ce héros? C'est Eugène,
Ce fortuné triomphateur;
De la victoire qu'il enchaîne
La gloire a partagé l'honneur :
Protectrice de cet Alcide,
Son fantôme brillant le guide
Aux bords du Danube et du Rhin,
Contre l'infidèle en Hongrie,
Dans les champs sanglants d'Italie,
Pour le couronner à Turin.

Enfants des arts et du génie,
Fils de Minerve et d'Apollon,
Qui vous excite et vous convie
De monter sur le double mont?
<87>Parlez, répondez-nous, Homère,
Horace, Virgile et Voltaire,
Quel dieu préside à vos concerts?
Vous aspirez tous à la gloire,
Et pour vivre dans la mémoire,
L'honneur lime et polit vos vers.

Le scélérat au regard louche
Se trompe toujours sur l'honneur;
La gloire à son âme farouche
Paraît un excès de fureur.
Il ne sort point de son ivresse,
Sa raison coupable et traîtresse
Défigure la vérité;
Dans son aveuglement étrange,
Il se croit digne de louange,
Lorsque son crime est détesté.

Qu'un incendiaire, objet de blâme,
Armé d'un flambeau dévorant,
Livre à la fureur de la flamme
Un temple antique et florissant;
Que Thaïs, trop présomptueuse,
Pense de devenir fameuse
En détruisant Persépolis :
Aux fastes sacrés de la gloire,
On noircit les noms et l'histoire
Et d'Érostrate et de Thaïs.

Sors des cendres, Rome païenne,
Viens te reproduire à mes yeux;
Va confondre Rome chrétienne
Et ses prêtres ambitieux;
Du sein de ta vertu féconde,
Oppose les vainqueurs du monde
A tous ces prêtres imposteurs,
A tous ces frauduleux pontifes,
<88>Qui sur des livres apocryphes
Fondent leur culte et leurs erreurs.
O gloire, à qui je sacrifie
Mes plaisirs et mes passions,

O gloire, en qui je me confie,
Daigne éclairer mes actions.
Tu peux, malgré la mort cruelle,
Sauver une faible étincelle
De l'esprit qui réside en moi :
Que ta main m'ouvre la barrière,
Et, prêt à courir ta carrière,
Je veux vivre et mourir pour toi.

Faite en 1734; corrigée à Potsdam en 1750.


98-15 Faite en 1734. [Voyez t. X, p. 79-90.]