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ÉPITRE XVII. A CHASOT.217-a SUR LA MODÉRATION DANS L'AMOUR.

Ne pensez point, Chasot, vous que l'amour possède,
Que, marchant sur les pas du fougueux Diomède,
En vers injurieux j'ose blesser Vénus;
Pour les dieux des plaisirs mes respects sont connus,
Si j'attaque l'amour, c'est qu'il peut souvent nuire,
Je veux le modérer, et non pas le détruire :
Conservez votre vue à travers son bandeau.
Un amant me paraît dépourvu de cerveau,
Quand pieds et poings liés il se livre au caprice
D'un sexe plein d'appas, mais rempli de malice,
Qui, de nos passions saisissant les travers,
S'en sert adroitement pour nous donner des fers.
Pensez-vous qu'à l'Amour, comme au seul dieu suprême,
Il faut immoler tout, jusqu'à la vertu même?218-a
Votre raison répugne à de tels sentiments.
<188>L'amour croît avec nous à la fleur de nos ans,
L'âge des passions est l'heureuse jeunesse;
Un cœur novice est prompt à brûler de tendresse,
La nature, attisant ces feux séditieux,
De la vigueur des sens enfants impétueux,
Excite vivement la jeunesse fougueuse
A courir de l'amour la carrière épineuse;
De flatteuses erreurs et des désirs puissants
Triomphent sans combat de son faible bon sens.
Si l'on nous peint l'Amour sous les traits de l'enfance,
C'est que ce vieil enfant n'eut jamais de prudence :
Il est le compagnon de l'âge des erreurs,
Un sourire, un regard le rend maître des cœurs;
Dompté par la raison, vainqueur par le délire,
Il vit dans la jeunesse, il l'anime, il l'inspire.
Mais quand on a passé cette heureuse saison,
Que l'âge à pas tardifs amène la raison,
Que le sang refroidi se calme dans nos veines,
Pourquoi, par métaphore en bénissant ses chaînes,
Aller sacrifier aux autels de Vénus,
Et rappeler l'amour qui ne vous entend plus?
Dans nos temps corrompus, remarquez, je vous prie,
Combien d'originaux de la galanterie
La province et la cour ont en foule produits,
Qui, pleins de vanité, du faux bel air séduits,
Nous vantent les ardeurs de leurs flammes stériles.
Vieux guerriers languissants, vous n'êtes plus Achilles,
Vos feux se sont éteints, un dieu vous a quitté,
La honte est le seul prix de la témérité.
Ah! ne regrettez plus votre superbe maître :
Vous avez servi tous un dieu sans le connaître,
Son Église eut le sort des Églises du temps,
L'hérésie à la fin sapa leurs fondements.
Le bon vieux temps n'est plus, le siècle dégénère :
L'amour était jadis tendre, discret, sincère,
Il n'est plus à présent que léger et trompeur,
La débauche succède aux sentiments du cœur;
<189>On se prend sans amour, on se quitte de même,
Souvent, quand on se hait, on se jure qu'on s'aime,
On se brouille, on revient, on change, on se reprend,
De nos jours la tendresse et s'achète et se vend.
Cet homme du bel air, prodigue de caresses,
Voudrait comme Tarquin suborner nos Lucrèces;
S'il essuie un refus, pour venger cet affront,
Sa langue sur leurs mœurs distille son poison;
S'il est vainqueur, voyez ce galant coryphée
D'une indigne victoire ériger un trophée,
Amener ses captifs, comme un autre César,
Dans un jour de triomphe attachés à son char,
Et se vanter tout haut de son bonheur insigne.
Non, de ces procédés la bassesse m'indigne;
Il n'est plus de secret, d'honneur, de bonne foi,
L'amour est détrôné, l'orgueil donne la loi.
Je ne fais qu'effleurer, mais si je voulais mordre,
Je vous exposerais le coupable désordre
Qu'un amant du bel air par sa légèreté
Fait et fera toujours dans la société;
Comment dans nos maisons un enfant né du crime
Usurpe biens et droits sur le fils légitime,
A l'abri d'un faux nom réunissant sur lui,
Malgré toutes les lois, l'héritage d'autrui.
Vous direz qu'un mari se rit de cet échange,
Et que le talion avec plaisir le venge.
Soit, mais l'ordre établi n'en est-il pas troublé,
Quand un crime produit un crime redoublé?
Quel usage du temps! indignes Sybarites,
Vos amoureux larcins sont donc tous vos mérites!
Supposons qu'un galant favorisé du sort
Atteignît dans sa course aux ans du vieux Nestor,
Examinons tous deux la vie irrégulière
Qu'on lui verrait mener dans sa longue carrière.
De sa jeunesse ardente il donnera les jours
Aux charmes inconstants des frivoles amours;
Mais puni des excès de sa flamme légère,
<190>De ses fougueux écarts emportant le salaire,
Il quitte la roture, et dans un plus beau champ,
Des femmes de la cour il grossit son roman;
Il intrigue, il tracasse, il entreprend, il tente,
Il abuse à son gré d'une fille innocente,
Il remplace l'amour, dont il est moins séduit,
Par l'éclat indécent, le scandale et le bruit,
Là, se prêtant aux goûts d'une femme quinteuse,
Ici, se ruinant pour plaire à la joueuse,
Bientôt par la coquette adroitement trompé,
Et désigné du doigt par le monde attroupé.
Enfin, par ce désordre usé même avant l'âge,
N'ayant plus de l'amour que le flatteur langage,
Et gardant pour le sexe un goût enraciné,
Il régnait autrefois, je le vois enchaîné;
Je le vois sous le joug d'une femme insolente;
Excité par le fiel de sa langue méchante,
Et par son artifice en cent façons commis,
Il est forcé de rompre avec tous ses amis.
Si j'avais de mes jours à rendre un pareil compte,
Vous m'en verriez rougir de dépit et de honte;
Qu'un galant effronté s'en fasse seul l'honneur,
Je méprise sa gloire, en plaignant son erreur.
Ah! Stins nous avilir, restons ce que nous sommes :
Tous ces efféminés ressemblent-ils aux hommes?
Livrés à la mollesse et perdus sans retour,
Dans l'ordre le plus bas esclaves de l'amour,
Ce sont les descendants du lâche Héliogabale.
Mais Hercule, dit-on, fila bien pour Omphale.
Soit, égalez d'abord son courage inouï,
Terrassez des tyrans, et filez comme lui;
Servez votre pays comme il servit la Grèce,
Et méritez le droit d'avoir une faiblesse.
Diane ornait les nuits, avant qu'Endymion
Fît naître dans son cœur sa folle passion;
Avant qu'après Daphné l'on vît courir son frère,
Il avait parcouru l'un et l'autre hémisphère;
<191>Pluton, dans les enfers, tenant l'urne en ses mains,
Avait jugé longtemps tous les pâles humains,
Avant que de Cérès il enlevât la fille.
A Virgile ou Voltaire on passe une cheville;
Aux petits rimailleurs dépourvus de beautés,
Dont les défauts nombreux ne sont point rachetés,
On marque des mépris, le sifflet les assomme :
Je ne vous passe rien, si vous n'êtes grand homme.
Tout fait illusion à vos jeunes désirs,
L'Amour, les Jeux, les Ris, la troupe des Plaisirs;
De ce perfide enfant la cour voluptueuse,
Tranquille en apparence, est toujours orageuse.
Arrachez tout à fait le bandeau de vos yeux,
Apercevez enfin ces piéges dangereux.
A Cythère, un beau jour, Vénus, par fantaisie,
Des habits de Minerve embellit la Folie,
Et voulut quelle ouvrît son école aux amants;
La Folie affecta le ton des sentiments,
Et leur fit des sermons sur l'amour platonique.
Les sages, dédaignant sa parure héroïque,
Découvrirent d'abord sa marotte à grelots,
Mais elle demeura la maîtresse des sots;
Son université, qui s'accroît et prospère,
A banni le bon sens, en prêchant l'art de plaire;
De là nous sont venus tant de fades galants,
Romanesques esprits, amants extravagants.
Le début de l'amour est doux et plein de charmes;
A ses premiers assauts a-t-on rendu les armes,
Son rapide succès le rend maître de tout;
Sa fin, c'est le regret, le dépit, le dégoût.
C'est un cheval fougueux qui s'emporte et vous guide;
Il est trop dangereux en lui lâchant la bride,
La sagesse est le mors qui le peut arrêter.
Voyez donc si j'ai tort de ne vous point flatter;
Examinez ici que de maux dans ce monde
A causés cet amour que dans mes vers je fronde.
Léandre pour Héro périt dans l'Hellespont;
<192>Le maître en l'art d'aimer fut banni dans le Pont;
Tant qu'Achille amoureux écouta sa colère,
Hector du sang des Grecs faisait rougir la terre;
L'adultère Paris alluma ce flambeau
Par qui le vieux Priam, descendant au tombeau,
Dans la fatale nuit, la dernière de Troie,
Vit aux flammes des Grecs sa capitale en proie.
Si vous me demandez des exemples plus grands,
Les fastes des humains en ont rempli les temps :
On ne reconnaît plus, tant le sort est injuste,
Le bras droit de César, le fier rival d'Auguste,223-21
Sur les mers d'Actium esclave de l'amour,
Lorsqu'il perd Cléopâtre et sa gloire en un jour;
Quand l'Anglais dans Paris porta sa violence,
Agnès à Charles sept fit oublier la France;
Du grand Turenne enfin imprimez-vous ce trait :
Envers son roi l'amour le rendit indiscret.223-a
Craignez donc cet enfant et ses flèches dorées,
Gardez-vous de porter ses brillantes livrées :
Il fait ses plus grands maux même en vous caressant,
Et s'il perdit Didon, ce fut en l'embrassant.
Qui pourrait raconter toutes ses perfidies,
Et combien ses fureurs ont fait de tragédies?
Ne vous attendez point que dans des vers mordants223-b
J'ajoute à ces vieux faits des exemples récents;
Je me suis pour toujours interdit la satire :
Il est bon de reprendre, et cruel de médire.
Mais par quelle raison décrier les plaisirs?
Est-il rien de plus doux que les tendres désirs?
Et que peut-on gagner, quand d'une humeur austère
On va prêchant toujours la morale sévère,
Dans des vers chevillés tristement vertueux?
<193>Quoi! veut-on repeupler des couvents de chartreux?
Veut-on que la raison, outrageant la nature,
En herbe ose étouffer notre race future?
Serions-nous, par raison, de ces monstres hideux
Par un pacha jaloux réduits à leurs neveux?
Je veux être Ixion, je veux être Tantale,
Si jamais à ce but a tendu ma morale :
La sagesse, Chasot, prudente en ses leçons.
Évite les excès où donnaient les Catons.
Loin d'ici ce docteur qui sans cesse nous damne!
L'amour est approuvé, l'abus, on le condamne;
Rien n'est de sa nature absolument mauvais,
Mais le bien et le mal sont voisins d'assez près.
L'amour paraît semblable aux plantes venimeuses,
Mortelles quelquefois, et toujours dangereuses;
Mais, en les mitigeant, de savants médecins
S'en servent, par leur art, au salut des humains;
Loin d'être un aliment, ce doit être un remède.
Un amour modéré peut venir à notre aide,
Quand, lassés d'un travail long et laborieux,
Nous empruntons de lui quelques moments joyeux.
Si je vous ai tracé d'une touche légère
Les écueils différents qu'ont les mers de Cythère,
C'est pour vous empêcher d'y périr quelque jour;
Arrosez cependant les myrtes de l'Amour,
Et suivant les conseils que vous dicte ma verve,
En adorant Vénus, n'oubliez pas Minerve,
Et recueillez toujours, sensible à votre nom,
Les suffrages de Mars avec ceux d'Apollon.
Ainsi l'on vit jadis, dans Rome florissante,
Lorsque tant de héros la rendaient triomphante,
Que dans le Panthéon le sénat vertueux,
Ayant tous les talents, adorait tous les dieux.

A Potsdam, 27 septembre 1749.


217-a Le chevalier Isaac-François-Egmont de Chasot, ami de jeunesse du Roi, devint en 1741 capitaine de cavalerie dans le régiment de Baireuth dragons, major en 1743, et lieutenant-colonel en 1760 : il quitta le service de Prusse le 17 février 1752. Depuis, le chevalier de Chasot fut plus de trente ans commandant de Lübeck, avec le grade de lieutenant-général danois. Il fut inhumé à Lübeck, le 30 août 1797. Voyez t. III, p. 129 et 160.

218-a Boileau, Satire X, v. 137 et 138.

223-21 Antoine.

223-a Turenne était à soixante ans l'amant de madame de Coëtquen et sa dupe, comme il l'avait été de madame de Longueville. Il lui révéla en 1670 le secret de l'État, qu'on cachait au frère du Roi.

223-b Dans mes vers mordants. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 299.)