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ODE(I). A LA CALOMNIE.

Quel est ce monstre, ou ce fantôme,
Qui poursuit sans cesse mes pas?
Échappé du sombre royaume,
Ses yeux me lancent le trépas;
Ce spectre livide et farouche
Vomit de sa profane bouche
Des flots d'amertume et de fiel;
Hors le mensonge et l'imposture,
L'aigreur, la fourbe et le parjure,
Il n'eut jamais de corps réel.

Barbare fille de l'Envie,
Je reconnais tes lâches traits
A ta rage non assouvie
De trahisons et de forfaits,
A l'impudence de tes œuvres,
A tes serpents, à tes couleuvres,
Qu'allaite l'animosité,
Au voile qui couvre ta tête,
Au son de ta fausse trompette,
Organe de l'iniquité.
<4>Des noirs flambeaux de Tisiphone
Animant les sombres lueurs,
Tu les agites près du trône,
Qui disparaît sous leurs vapeurs;
Et dès que ta fureur l'assiége,
De l'innocence, qu'il protége,
Il n'entend plus les tristes cris;
Bientôt, complice de ton crime,
Le trône, en te servant, opprime
Tous ceux que ta haine a proscrits.

Du masque de la politique
Tu couvris tes difformes traits;
L'audace de ta langue inique
Aux rois intenta le procès;
D'un mugissement effroyable
Contre moi ta haine coupable
Fait retentir toutes les cours;
Désormais l'âme des ministres,
Tu changes, ô projets sinistres!
En sobres nuits leurs plus beaux jours.

Ainsi l'agile renommée,
Pleine de tes discours pervers,
De ta rage, qu'elle a semée,
Empoisonne tout l'univers.
De ses nouvelles affamée,
L'Europe, avalant la fumée
Qu'exhale son souffle infecté,
Dans les erreurs où tu la plonges,
Prend les oracles des mensonges
Pour l'arrêt de la vérité.
Ta rouille s'attache sans cesse
Aux noms célèbres et fameux;
Leur beauté trop brillante blesse
Tes yeux louches et ténébreux;
<5>L'affreux démon qui te possède
Flétrit César chez Nicomède,
N'épargna pas les Scipions,
Tu fis exiler Bélisaire;
Ta magie, aux yeux du vulgaire,
Changea leurs lauriers en chardons.

Quel fut jamais le grand mérite
Contre lequel tu ne t'aigris?
Tu ne poursuivis point Thersite,
Mais Achille entendit tes cris;
Pour éteindre le héroïsme,
En Grèce on vit de l'ostracisme
S'armer tes disciples cruels;
Les grands hommes sont tes victimes,
Leur sang, répandu par tes crimes,
Fume encor sur tes noirs autels.

Luxembourg, dans ta folle ivresse,
Fut accusé d'enchantements;
Eugène même en sa jeunesse
Porta les marques de tes dents;5-1
Colbert,6-a ministre respectable,
Du vil opprobre qui l'accable
Fait encor rougir les Français;
De Louis,6-a ce monarque auguste,
On vit prostituer le buste
Le moment d'après son décès.

<6>Ton poignard, qui frappe la gloire,
Fait ressusciter les héros;
Plus d'un guerrier dut sa victoire
Aux aiguillons de ses rivaux;
Et s'il franchit tous les obstacles,
Son nom, après tant de miracles,
Sert d'antidote à tes venins;
En t'acharnant aux noms célèbres,
Leur grand éclat, dans tes ténèbres,
En éblouit plus les humains.

Je ne crains donc plus les reproches
D'avoir souffert de ton courroux,
Quand tous les traits que tu décoches
Sur la vertu portent leurs coups.
En vain l'on s'oppose à ta ruse,
Minerve, en s'armant de Méduse,
Ne saurait te pétrifier;
Du temps seul l'heureux bénéfice
Peut, en découvrant ta malice,
Au grand jour nous justifier.
Et vous, ses nourrissons perfides
Par le monstre même allaités,
Vous, dont les langues parricides
Ont sucé ses méchancetés,
Confondez votre voix profane,
De l'imposture infâme organe,
A ses farouches hurlements;
Battez plutôt les flots de l'onde :
De ma tranquillité profonde
Rien n'ébranle les fondements.

Tandis qu'en nos jardins éclose,
Et voltigeant de fleurs en fleurs,
De son nectar, qu'elle compose,
L'abeille amasse les douceurs,
<7>En suçant une plante vile,
Des frelons la troupe stérile Prépare
et distille son fiel;
Quand vers la ruche industrieuse
Bourdonne la mouche envieuse,
L'essaim prend son essor au ciel.

Ainsi, quand heureuse et tranquille,
Satisfaite de son destin,
L'innocence, toujours utile,
Travaille au bien du genre humain,
L'on voit entre tes mains barbares
Les fers tranchants que tu prépares,
Aiguisés avec tant d'ardeur,
Pour détruire jusqu'au vestige
Le nouveau monument qu'érige
Et la sagesse et le bonheur.
Cent fois j'ai vu tes mains ingrates,
Par d'indignes raffinements,
Caresser les morts, que tu flattes
Pour mieux déchirer les vivants.
Tes crimes, que la nuit recèle,
Craignent le jour qui te décèle,
Semblable aux lugubres corbeaux
Qui, dans les cyprès les plus sombres,
De leurs cris effrayant les ombres,
S'attroupent autour des tombeaux.

Et toi, venimeuse vipère,
Toi, dont la morsure d'aspic
Blessa ce régent débonnaire,
Prince né pour le bien public,
Tigre sanguinaire et sauvage,
Je renonce à l'ingrat ouvrage
<8>D'adoucir tes féroces mœurs;
Plutôt, sous son ardent tropique,
Le Maure des monstres d'Afrique
Pourrait-il dompter les fureurs.

Soyez l'émule de Virgile,
Et régnez sur le double mont;
Mais les hurlements de Zoïle
Vous dégradent de l'Hélicon,
Et l'aigle audacieuse et fière
Qui s'élevait dans sa carrière
Jusqu'au palais du dieu du jour,
Baissant l'aile qu'elle déploie,
Subitement oiseau de proie,
Se change en rapace vautour.
En consacrant la calomnie,
Le cœur enflé de ses venins,
Vous prostituez le génie,
Vos chants et vos concerts divins.
N'abusez point de votre veine :
Des fontaines de l'Hippocrène
Son fiel empoisonne le cours;
Je préfère à votre éloquence
Le sage et vertueux silence
De Bernard,9-a chantre des amours.

Ainsi la naïade éplorée,
Quand aux vents mutins et fougueux
Son onde tranquille est livrée,
Sent bouillonner ses fonds pierreux.
<9>Du sein de ses grottes profondes,
Le limon se mêle à ses ondes,
Et trouble le cristal des eaux;
Mais dans le calme, transparente,
Et plus claire suivant sa pente,
Rien d'impur n'altère ses flots.

Ainsi ces forfaits qu'on publie,
S'ils sont nouveaux, frappent les airs;
On les méprise, on les oublie,
Le libelle est rongé des vers.
Le seul mérite véritable
En soi trouve un appui durable
Contre l'imposteur effronté;
Il oppose, sans qu'il s'abuse,
A l'iniquité qui l'accuse
L'équitable postérité.

La vérité défigurée
Triomphe à la fin de l'erreur;
Contre l'imposture sacrée
Julien trouve un défenseur.10-a
Lorsque la haine et sa cohorte,
Lorsque la jalousie est morte,
La vertu paraît sans abri;
Et toujours dans l'auguste histoire
Nous voyons refleurir la gloire
Que l'envieux avait flétri.


10-a Vie de l'empereur Julien, par l'abbé de la Bletterie. Amsterdam, 1735.

5-1 On l'appelait à Paris dame Claude, comme à Rome on appelait César la femme de tous les maris. [Voyez t. II, p. 3.]

6-a Colbert et Louis XIV ont aussi été célébrés par Voltaire, Épître XLII, A madame Du Châtelet, Sur la Calomnie. Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XIII, p. 99.

9-a Pierre-Joseph Bernard, connu sous le nom de Gentil-Bernard, et auteur de l'Art d'aimer. Voltaire lui parle déjà de cet ouvrage dans une lettre du 27 mai 1740. Bernard garda son manuscrit en portefeuille jusqu'à sa mort, arrivée en 1775, se bornant à en lire quelques parties dans les soupers alors à la mode dans la bonne compagnie.