<XV>

PRÉFACE. (1750.)

C'est à vous, mes amis, que j'offre cet ouvrage;
D'un cœur qui vous chérit c'est un léger hommage.
Vous y verrez du sérieux
Entremêlé de badinage,
Des traits un peu facétieux
Dont la morale au moins est sage.
Mais n'imaginez pas que la morgue d'auteur,
De l'amour-propre en moi fortifiant l'erreur.
M'inspire dans cette préface;
Ma passion m'a fait la loi,
Et les charmants accords d'Horace
M'ont fait poëte malgré moi.
Ma muse tudesque et bizarre,
Jargonnant un français barbare,
Dit les choses comme elle peut,
<XVI>Et, du compas français bravant la symétrie,
Le purisme gênant et la pédanterie,
Exprime au moins ce qu'elle veut.
Libre de cette servitude,
Un trait d'imagination
Vaut mieux, au gré de ma raison,
Que cette froide exactitude
Dont les modernes font l'étude,
Et qu'on réprouve à l'Hélicon.

<XVII>

AVANT-PROPOS DE LÉDITEUR. (1760.)

L'ouvrage que nous donnons au public n'a pas été composé dans l'intention qu'il vît le jour; c'est le fruit de l'amusement d'un grand prince, qui s'est assez fait connaître au monde par d'autres parties que par des ouvrages de poésie. Il ne les avait communiqués qu'à un petit nombre de personnes qu'il honorait du nom de ses amis. L'ouvrage a paru en France d'une manière clandestine, sans que l'on sache précisément qui soupçonner de cette trahison. Celui qui l'a volé et qui l'a publié a joint la méchanceté à l'indiscrétion en falsifiant entièrement l'ouvrage. Ce détracteur a eu l'impudence de retrancher un grand nombre de vers, et d'en insérer quantité d'autres remplis de traits satiriques et indécents que l'auguste Auteur ne s'est jamais permis contre personne. Ce sont ces méchancetés, et l'intercalation de tant de vers étrangers, qui l'ont fait condescendre à l'impression du manuscrit original. Il ne croyait ses <XVIII>poésies ni assez correctes, ni assez agréables, ni assez instructives pour les publier, et ne cherchant que le plaisir de surmonter la difficulté, il ne croyait pas l'avoir assez vaincue pour que l'ouvrage pût passer pour bon. Il en est de la poésie comme de la musique : elle ne souffre pas de médiocre; voilà pourquoi les grands virtuosi d'Italie marquent tant d'antipathie contre les concerts des dilettanti. Enfin si ces vers destinés à l'oubli paraissent, le public les doit à la délicatesse de ce prince, qui a voulu justifier l'innocence de ses amusements. Qu'il me soit cependant permis d'ajouter à ceci une réflexion : s'il se trouve des hommes assez effrontés, assez pervers pour trahir un roi, pour mettre de côté le respect, la déférence, et jusqu'aux égards dus à tout auteur, en falsifiant son ouvrage, et en le produisant dans cet état hideux, quel jugement ces procédés nous font-ils faire des mœurs et de la profonde corruption de notre siècle! S'il se trouve des téméraires et des insensés dont la perfide malignité n'épargne pas les rois, quel sera le sort des particuliers, que la méchanceté peut braver avec impunité? C'est au public à juger. Au reste nous garantissons l'authenticité de cette édition, et nous nous flattons que les lecteurs auront lieu d'être satisfaits des soins que nous avons pris pour la rendre correcte.

<1>

ODES.[Titelblatt]

<2><3>

ODE(I). A LA CALOMNIE.

Quel est ce monstre, ou ce fantôme,
Qui poursuit sans cesse mes pas?
Échappé du sombre royaume,
Ses yeux me lancent le trépas;
Ce spectre livide et farouche
Vomit de sa profane bouche
Des flots d'amertume et de fiel;
Hors le mensonge et l'imposture,
L'aigreur, la fourbe et le parjure,
Il n'eut jamais de corps réel.

Barbare fille de l'Envie,
Je reconnais tes lâches traits
A ta rage non assouvie
De trahisons et de forfaits,
A l'impudence de tes œuvres,
A tes serpents, à tes couleuvres,
Qu'allaite l'animosité,
Au voile qui couvre ta tête,
Au son de ta fausse trompette,
Organe de l'iniquité.
<4>Des noirs flambeaux de Tisiphone
Animant les sombres lueurs,
Tu les agites près du trône,
Qui disparaît sous leurs vapeurs;
Et dès que ta fureur l'assiége,
De l'innocence, qu'il protége,
Il n'entend plus les tristes cris;
Bientôt, complice de ton crime,
Le trône, en te servant, opprime
Tous ceux que ta haine a proscrits.

Du masque de la politique
Tu couvris tes difformes traits;
L'audace de ta langue inique
Aux rois intenta le procès;
D'un mugissement effroyable
Contre moi ta haine coupable
Fait retentir toutes les cours;
Désormais l'âme des ministres,
Tu changes, ô projets sinistres!
En sobres nuits leurs plus beaux jours.

Ainsi l'agile renommée,
Pleine de tes discours pervers,
De ta rage, qu'elle a semée,
Empoisonne tout l'univers.
De ses nouvelles affamée,
L'Europe, avalant la fumée
Qu'exhale son souffle infecté,
Dans les erreurs où tu la plonges,
Prend les oracles des mensonges
Pour l'arrêt de la vérité.
Ta rouille s'attache sans cesse
Aux noms célèbres et fameux;
Leur beauté trop brillante blesse
Tes yeux louches et ténébreux;
<5>L'affreux démon qui te possède
Flétrit César chez Nicomède,
N'épargna pas les Scipions,
Tu fis exiler Bélisaire;
Ta magie, aux yeux du vulgaire,
Changea leurs lauriers en chardons.

Quel fut jamais le grand mérite
Contre lequel tu ne t'aigris?
Tu ne poursuivis point Thersite,
Mais Achille entendit tes cris;
Pour éteindre le héroïsme,
En Grèce on vit de l'ostracisme
S'armer tes disciples cruels;
Les grands hommes sont tes victimes,
Leur sang, répandu par tes crimes,
Fume encor sur tes noirs autels.

Luxembourg, dans ta folle ivresse,
Fut accusé d'enchantements;
Eugène même en sa jeunesse
Porta les marques de tes dents;5-1
Colbert,6-a ministre respectable,
Du vil opprobre qui l'accable
Fait encor rougir les Français;
De Louis,6-a ce monarque auguste,
On vit prostituer le buste
Le moment d'après son décès.

<6>Ton poignard, qui frappe la gloire,
Fait ressusciter les héros;
Plus d'un guerrier dut sa victoire
Aux aiguillons de ses rivaux;
Et s'il franchit tous les obstacles,
Son nom, après tant de miracles,
Sert d'antidote à tes venins;
En t'acharnant aux noms célèbres,
Leur grand éclat, dans tes ténèbres,
En éblouit plus les humains.

Je ne crains donc plus les reproches
D'avoir souffert de ton courroux,
Quand tous les traits que tu décoches
Sur la vertu portent leurs coups.
En vain l'on s'oppose à ta ruse,
Minerve, en s'armant de Méduse,
Ne saurait te pétrifier;
Du temps seul l'heureux bénéfice
Peut, en découvrant ta malice,
Au grand jour nous justifier.
Et vous, ses nourrissons perfides
Par le monstre même allaités,
Vous, dont les langues parricides
Ont sucé ses méchancetés,
Confondez votre voix profane,
De l'imposture infâme organe,
A ses farouches hurlements;
Battez plutôt les flots de l'onde :
De ma tranquillité profonde
Rien n'ébranle les fondements.

Tandis qu'en nos jardins éclose,
Et voltigeant de fleurs en fleurs,
De son nectar, qu'elle compose,
L'abeille amasse les douceurs,
<7>En suçant une plante vile,
Des frelons la troupe stérile Prépare
et distille son fiel;
Quand vers la ruche industrieuse
Bourdonne la mouche envieuse,
L'essaim prend son essor au ciel.

Ainsi, quand heureuse et tranquille,
Satisfaite de son destin,
L'innocence, toujours utile,
Travaille au bien du genre humain,
L'on voit entre tes mains barbares
Les fers tranchants que tu prépares,
Aiguisés avec tant d'ardeur,
Pour détruire jusqu'au vestige
Le nouveau monument qu'érige
Et la sagesse et le bonheur.
Cent fois j'ai vu tes mains ingrates,
Par d'indignes raffinements,
Caresser les morts, que tu flattes
Pour mieux déchirer les vivants.
Tes crimes, que la nuit recèle,
Craignent le jour qui te décèle,
Semblable aux lugubres corbeaux
Qui, dans les cyprès les plus sombres,
De leurs cris effrayant les ombres,
S'attroupent autour des tombeaux.

Et toi, venimeuse vipère,
Toi, dont la morsure d'aspic
Blessa ce régent débonnaire,
Prince né pour le bien public,
Tigre sanguinaire et sauvage,
Je renonce à l'ingrat ouvrage
<8>D'adoucir tes féroces mœurs;
Plutôt, sous son ardent tropique,
Le Maure des monstres d'Afrique
Pourrait-il dompter les fureurs.

Soyez l'émule de Virgile,
Et régnez sur le double mont;
Mais les hurlements de Zoïle
Vous dégradent de l'Hélicon,
Et l'aigle audacieuse et fière
Qui s'élevait dans sa carrière
Jusqu'au palais du dieu du jour,
Baissant l'aile qu'elle déploie,
Subitement oiseau de proie,
Se change en rapace vautour.
En consacrant la calomnie,
Le cœur enflé de ses venins,
Vous prostituez le génie,
Vos chants et vos concerts divins.
N'abusez point de votre veine :
Des fontaines de l'Hippocrène
Son fiel empoisonne le cours;
Je préfère à votre éloquence
Le sage et vertueux silence
De Bernard,9-a chantre des amours.

Ainsi la naïade éplorée,
Quand aux vents mutins et fougueux
Son onde tranquille est livrée,
Sent bouillonner ses fonds pierreux.
<9>Du sein de ses grottes profondes,
Le limon se mêle à ses ondes,
Et trouble le cristal des eaux;
Mais dans le calme, transparente,
Et plus claire suivant sa pente,
Rien d'impur n'altère ses flots.

Ainsi ces forfaits qu'on publie,
S'ils sont nouveaux, frappent les airs;
On les méprise, on les oublie,
Le libelle est rongé des vers.
Le seul mérite véritable
En soi trouve un appui durable
Contre l'imposteur effronté;
Il oppose, sans qu'il s'abuse,
A l'iniquité qui l'accuse
L'équitable postérité.

La vérité défigurée
Triomphe à la fin de l'erreur;
Contre l'imposture sacrée
Julien trouve un défenseur.10-a
Lorsque la haine et sa cohorte,
Lorsque la jalousie est morte,
La vertu paraît sans abri;
Et toujours dans l'auguste histoire
Nous voyons refleurir la gloire
Que l'envieux avait flétri.

<10>

ODE I (II). A GRESSET.11-a

Divinité des vers et des êtres qui pensent,
Du palais des esprits, d'où partent tes éclairs,
Du brillant sanctuaire où les humains t'encensent,
Écoute mes concerts.

Rien ne peut résister à ta force puissante,
Tu frappes les esprits, tu fais couler nos pleurs,
Ton éloquente voix, flatteuse ou foudroyante,
Est maîtresse des cœurs.

Tes rayons lumineux colorent la nature,
Ta main peupla la mer, l'air, la terre et les cieux,
Pallas te doit l'égide, et Vénus sa ceinture :
Tu créas tous les dieux.

Sous un masque enchanteur la fiction hardie
Cacha de la vertu les préceptes charmants;
La vérité sévère en parut embellie,
Et toucha mieux nos sens.
<11>Tu chantas les héros; ton sublime génie,
En son immensité bienfaisant et fécond,
Relevant leurs exploits, embellissant leur vie,
Les fit tout ce qu'ils sont.

Auguste doit sa gloire à la lyre d'Horace,
Virgile lui voua ses nobles fictions;
Séduits par leurs beaux vers, les mortels lui font grâce
De ses proscriptions.

Tandis qu'appesantis, vaincus par la matière,
Les vulgaires humains, abrutis, fainéants,
Végètent sans penser, et n'ouvrent la paupière
Que par l'instinct des sens;

Tandis que des auteurs l'éloquence déchue
Croasse12-a dans la fange au pied de l'Hélicon,
Se déchire en serpent, ou se traîne en tortue
Loin des pas d'Apollon :

O toi, fils de ce dieu, toi, nourrisson des Grâces,
Tu prends ton vol aux cieux qu'habitent les neuf Sœurs,
Et l'on voit tour à tour renaître sur tes traces
Et des fruits et des fleurs.

Tes vers harmonieux, élégants, sans parure,
Loin de l'art pédantesque en leur simplicité,
Enfants du dieu du goût, enfants de la nature,
Prêchent la volupté.
<12>Tes soins laborieux nous vantent la paresse,
Et chacun de tes vers paraît la démentir.
Non, je ne connais point la pesante mollesse
Dans ce qu'ils font sentir.

Au centre du bon goût d'une nouvelle Athène,
Tu moissonnes en paix la gloire des talents.
Tandis que l'univers, envieux de la Seine,
Applaudit à tes chants.

Berlin en est frappée : à sa voix qui t'appelle,
Viens des Muses de l'Elbe attendrir les soupirs,
Et chanter aux doux sons de ta lyre immortelle
L'amour et les plaisirs.

(Envoyée à Gresset le 24 octobre 1740, et à Volt aire le 26 du même mois.)

<13>

ODE II (III). LA FERMETÉ.

Fureur aveugle du carnage,
Tyran destructeur des mortels,
Ce n'est point ton aveugle rage
A qui j'érige des autels;
C'est à cette vertu constante,
Ferme, héroïque, patiente,
Qui brave tous les coups du sort,
Insensible aux cris de l'envie,
Qui, pleine d'amour pour la vie,
Par vertu méprise la mort.

Des dieux la colère irritée
Contre l'ouvrage audacieux
Du téméraire Prométhée,
Qui leur ravit le feu des cieux,
Du fatal présent de Pandore
Sur l'univers a fait éclore
Des maux l'assemblage infernal;
Mais par un reste de clémence,
Ces dieux placèrent l'espérance
Au fond de ce présent fatal.
<14>Sur ce prodigieux théâtre
Dont les humains sont les acteurs,
La nature, envers eux marâtre,
Semble se plaire à leurs malheurs.
Mérite, dignité, naissance,
Rien n'exempte de la souffrance,
Dans nos destins le mal prévaut :
Je vois enchaîner Galilée,
Je vois Médicis exilée,
Et Charles15-2 sur un échafaud.

Ici, ta fortune ravie
Anime ton ressentiment;
Là, ce sont les traits de l'envie
Qui percent ton cœur innocent;
Ou sur ta santé florissante
La douleur aiguë et perçante
Répand ses cruelles horreurs;
Ou c'est ta femme, ou c'est ta mère,
Ton fidèle Achate, ou ton frère,
Dont la mort fait couler tes pleurs.

Tels sur une mer orageuse
Naviguent de frêles vaisseaux
Malgré la fougue impétueuse
Des barbares tyrans des flots;
Par les vents les vagues émues
Soudain les élancent aux nues,
Les précipitent aux enfers,
Le ciel annonce leur naufrage;
Mais rassurés par leur courage,
Ils bravent la fureur des mers :
<15>Ainsi, dans ces jours pleins d'alarmes,
La constance et la fermeté
Sont les boucliers16-a et les armes
Que j'oppose à l'adversité.
Que le destin me persécute,
Qu'il prépare ou hâte ma chute,
Le danger ne peut m'ébranler.
Quand le vulgaire est plein de crainte,
Que l'espérance semble éteinte,
L'homme fort doit se signaler.

Le dieu du temps, d'une aile prompte,
S'envole et ne revient jamais;
Cet être, en s'échappant, nous compte
Sa fuite au rang de ses bienfaits;
Des maux qu'il fait et qu'il efface
Il emporte jusqu'à la trace,
Il ne peut changer le destin :
Pourquoi, dans un si court espace,
Du malheur d'un moment qui passe
Gémir et se plaindre sans fin?

Je ne reconnais plus Ovide
Triste et rampant dans son exil;
De son tyran flatteur timide,
Son cœur n'a plus rien de viril;
A l'entendre, on dirait que l'homme,
Hors des murs superbes de Rome,
Ne trouve plus d'espoir pour soi :
Heureux, si pendant sa disgrâce
Il eût pu dire, comme Horace :
Je porte mon bonheur en moi!
<16>Puissants esprits philosophiques,
Terrestres citoyens des deux,
Flambeaux des écoles stoïques,
Mortels, vous devenez des dieux.
Votre sagesse incomparable,
Votre courage inébranlable,
Triomphent de l'humanité :
Que peut sur un cœur insensible,
Déterminé, ferme, impassible,
La douleur et l'adversité?

Régulus se livre à Carthage,
Il quitte patrie et parents
Pour assouvir dans l'esclavage
La fureur de ses fiers tyrans;
J'estime encore plus Bélisaire
Dans l'opprobre et dans la misère
Qu'au sein de la prospérité;
Si Louis paraît admirable,
C'est lorsque le malheur l'accable,
Et qu'il perd sa postérité.

Sans effort une âme commune
Se repose au sein du bonheur;
L'homme jouit de la fortune
Dont le hasard seul est l'auteur.
Ce n'est point dans un sort prospère
Que brille un noble caractère,
Dans la foule il est confondu;
Mais si son cœur croît et s'élève
Lorsque le destin se soulève,
C'est l'épreuve de la vertu.
L'aveugle sort est inflexible,
En vain voudrait-on l'apaiser;
A sa destinée invincible
Quel mortel pourrait s'opposer?
<17>Non, toute la force d'Alcide
Contre un torrent d'un cours rapide
N'aurait pu le faire nager;
Il nous faut d'une âme constante
Souffrir la fureur insolente
D'un mal qu'on ne saurait changer.

<18>

ODE III (IV). LA FLATTERIE.

Quelle fureur, quel dieu m'inspire?
Quel feu s'empare de mes sens?
Viens, muse, reprenons la lyre,
Cédons à tes enchantements.
Soutiens-moi, vertueux Alcide,
Toi, dont la valeur intrépide
Combattit des monstres affreux :
Comme toi vengeur de la terre,
Il faut que je porte la guerre
A des monstres plus dangereux.

Les tempêtes dont le ravage
Brise les vaisseaux aux rochers,
Et couvre les mers du naufrage
De cent audacieux nochers,
Les airs dont l'haleine empestée
Fait de la terre dévastée
L'affreux théâtre d'Atropos,
Sont moins craints sur cet hémisphère
Que n'est le flatteur mercenaire
Qui corrompt le cœur des héros.
<19>L'insinuante flatterie
Est la fille de l'intérêt;
L'artifice qui l'a nourrie
Des vertus lui donna l'apprêt;
Elle est sans cesse au pied du trône.
Son vain encens qui l'environne
Enivre les rois et les grands;
Le masque de la politesse
Couvre la rampante bassesse
De ses faux applaudissements.

Tel un serpent caché sous l'herbe,
Serrant ses anneaux tortueux,
Dérobe sa tête superbe
A l'Africain audacieux;
Il rampe ainsi pour le surprendre,
Le piége qu'il a su lui tendre
Est caché sous l'émail des fleurs;
Ou telle une vapeur légère
Égare à l'instant qu'elle éclaire
Les trop crédules voyageurs.

Un adulateur politique
Couvre par la feinte douceur
D'un éternel panégyrique
L'apprêt d'un venin corrupteur;
Sa bouche est trompeuse et perfide,
Sa langue est un dard homicide
Qui frappe et perce sans effort,
Comme le chant de la sirène
Dont la mélodie inhumaine
Par le plaisir donne la mort.
O ciel! quelle métamorphose
En cèdre change le roseau,
D'un vil chardon fait une rosé,
Ou d'un ciron fait un taureau!
<20>Mévius devient un Virgile,
Thersite est l'émule d'Achille,
Tous les objets sont confondus.
Rois, connaissez la flatterie :
C'est elle dont l'idolâtrie
De vos vices fait des vertus.

Souvent son indigne bassesse
Adora d'infâmes tyrans,
Approuva leur scélératesse,
Et leur vendit cher son encens;
La fortune présomptueuse,
La trahison, l'audace heureuse,
Trouvèrent des adulateurs :
Cartouche orné d'une couronne,
Ou Catilina sur le trône,
Auraient-ils manqué de flatteurs?

Lorsque pressé de veine en veine
Mon sang s'embrase en s'agitant,
Et porte sa flamme soudaine
Jusque dans mon cœur palpitant,
Que déjà mon âme obscurcie
M'abandonne à la frénésie,
En vain le flatteur effronté,
D'une éloquence décevante,
Vantera ma couleur brillante
Et l'embonpoint de ma santé.
Loin que la basse flatterie
Puisse colorer nos défauts,
Cette coupable idolâtrie
Ternit la gloire des héros;
Loués ou blâmés par les hommes,
Nous demeurons ce que nous sommes,
<21>Malades, sains, dispos, perclus :
Non, ce n'est point votre éloquence,
C'est l'aveu de ma conscience
Qui décide de mes vertus.

Louis, qui fit trembler la terre,
Ce roi, dont on craignait le bras,
Louis était grand à la guerre,
Et très-petit aux opéras.22-a
Tous ces monuments de sa gloire
Qu'un roi consacre à sa mémoire
Rendent son triomphe odieux,
Et je méconnais sur le trône
Le conquérant de Babylone
Lorsqu'il se dit le fils des dieux.

Réveillez-vous de votre ivresse,
Rois, princes, savants et guerriers,
Et subjuguez une faiblesse
Qui flétrit vos plus beaux lauriers;
Voyez l'océan du mensonge
Où votre aveugle amour vous plonge :
Vous vous noyez par vanité.
Que votre âme, au flatteur rebelle,
Brise le miroir infidèle
Qui lui cache la vérité.

O Vérité pure et brillante,
O fille immortelle des cieux,
De la demeure étincelante
Daignez descendre sur ces lieux;
La lumière est votre partage :
Dissipez le sombre nuage
<22>Dont l'orgueil couvre la raison,
Comme aux doux rayons de l'aurore
Le brouillard épais s'évapore,
Qui s'étendait sur l'horizon.

Ministres qui suivez l'exemple
Des Cinéas23-a et des Mornay,23-b
Vous seuls vous méritez un temple
Aux plus grands hommes destiné;
Vous dont la critique sévère
En reprenant a l'art de plaire,
Vous êtes seuls de vrais amis.
Flatteurs, n'employez plus la ruse,
Ne croyez point qu'elle m'abuse,
Je connais vos traits ennemis.
Césarion,24-a ami fidèle,
Plus tendre que Pirithoüs,
Je retrouve en toi le modèle
De la première des vertus.
Que notre amitié sans faiblesse
Nous dévoile avec hardiesse
Et nos erreurs et nos défauts :
Ainsi l'or que le feu prépare
Se purifie, et se sépare
Du plomb et des plus vils métaux.

(Envoyée à Voltaire le 6 janvier 1740.)

<23>

ODE IV (V). LE RÉTABLISSEMENT DE L'ACADÉMIE.25-a

Que vois-je? quel spectacle! ô ma chère patrie,
Enfin voici l'époque où naîtront tes beaux jours;
L'ignorant préjugé, l'erreur, la barbarie,
Chassés de tes palais, sont bannis pour toujours.
Les beaux-arts sont vainqueurs de l'absurde ignorance,
Je vois de leurs héros la pompe qui s'avance,
Dans leurs mains les lauriers, la lyre, le compas;
La Vérité, la Gloire
Au temple de Mémoire
Accompagnent leurs pas.
Sur le vieux monument d'un ruineux portique
Abattu par les mains de la grossièreté,
S'élève élégamment un temple magnifique
Au dieu de tous les arts et de la vérité;
C'est là que le savoir, la raison, le génie,
Ayant vaincu l'erreur à force réunie,
<24>Élèvent un trophée aux dieux leurs protecteurs,
Ainsi qu'au Capitole
Se portait le symbole
Du succès des vainqueurs.

Sous le règne honteux de l'aveugle ignorance,
La terre était en proie à la stupidité;
Ses tyranniques fers tenaient sous leur puissance
Les membres engourdis de la simplicité.
L'homme était ombrageux, crédule, abject, timide.
La vérité parut et lui servit de guide,
Il secoua le joug des paniques terreurs;
Sa main brisa l'idole
Dont le culte frivole
Nourrissait ses erreurs.

Sur la profonde mer où navigue le sage
De sa faible raison uniquement muni,
Le ciel n'a point de borne et l'eau point de rivage,
Il est environné par l'immense infini;
Il le trouve partout, et ne peut le comprendre,
Il s'égare, il ne peut ni monter ni descendre,
Tout offusque ses yeux, tout échappe à ses sens :
Mais l'obstacle l'excite,
Et la gloire l'invite
A des travaux constants.
Par un dernier effort la raison fit paraître
Ces sublimes devins des mystères des dieux;
C'est par leurs soins que l'homme apprend à les connaître,
Ils éclairent la terre, ils lisent dans les cieux,
Les astres sont décrits dans leur oblique course,
Les torrents découverts dans leur subtile source,
Ils ont suivi les vents, ils ont pesé les airs,
Ils domptent la nature,
Ils fixent la figure
De ce vaste univers.

<25>L'un, par un prisme adroit et d'une main savante,
Détache cet azur, cet or et ces rubis
Qu'assemble des rayons la gerbe étincelante
Dont Phébus de son trône éclaire le pourpris;
L'autre du corps humain que son art examine
Décompose avec soin la fragile machine
Et les ressorts cachés à l'œil d'un ignorant;
Et tel d'un bras magique
Vous touche et communique
L'électrique torrent.

Je vois ma déité, la sublime éloquence,
Des beaux jours des Romains nous ramener les temps,
Ressusciter la voix du stupide silence,
Des flammes du génie animer ses enfants;
Ici coulent des vers, là se dicte l'histoire,
Le bon goût reparaît, les filles de Mémoire
Dispensent de ces lieux leurs faveurs aux mortels,
N'écrivent dans leurs fastes,
De leurs mains toujours chastes,
Que des noms immortels.
Tel, au faîte brillant de la voûte azurée,
On nous peint de cent dieux l'assemblage divers;
La nature est soumise à cette âme sacrée
Qui gouverne les cieux, la terre et les enfers :
Dans cette immensité chacun a son partage :
Aux antres de l'Etna Vulcain forge l'orage,
Éole excite en l'air les aquilons mutins,
Tandis que Polymnie
Par sa douce harmonie
Enchante les humains :

Telle brille en ces lieux cette auguste assemblée,
Ces sages confidents, ces ministres des dieux,
Ces célestes flambeaux de la terre aveuglée;
Le préjugé lui-même est éclairé par eux,
<26>Leurs soins ont partagé l'empire des sciences,
Leur sénat réunit toutes les connaissances,
Leur esprit a percé les sombres vérités,
Leurs jeux sont des miracles,
Leurs livres, des oracles
Par Apollon dictés.

Fleurissez, arts charmants; que les eaux du Pactole
Arrosent désormais vos lauriers immortels.
C'est à vous de régner sur le monde frivole,
C'est au peuple ignorant d'honorer vos autels.
J'entends de vos concerts la divine harmonie,
Le chant de Melpomène et la voix d'Uranie,
Vous célébrez les dieux, vous instruisez les rois;
Une main souveraine,
Un goût puissant m'entraîne
Sous vos suprêmes lois.

<27>

ODE V (VI). LA GUERRE PRÉSENTE.29-a

Bellone, jusqu'à quand ta rage frénétique
Veut-elle désoler nos peuples malheureux?
Et pourquoi voyons-nous de leur sang héroïque
En tous lieux prodiguer les torrents généreux?
La terre infortunée est livrée au pillage,
Aux flammes, aux combats, aux meurtres, au carnage,
Et la mer n'aperçoit sur ses immenses bords
Que des naufrages et des morts.

Ce monstre au front d'airain, le démon de la guerre,
Monstre avide de sang et de destruction,
Ne s'est donc arrogé l'empire de la terre
Que pour l'abandonner à la proscription!
Jamais le vieux Caron n'a tant chargé sa barque;
De ses funestes mains la redoutable Parque
N'a jamais à la fois rompu tant de fuseaux
Où tenaient les jours des héros.
<28>La Discorde barbare, encor toute sanglante,
Secouant ses flambeaux, excitant ses serpents,
De l'antique chaos sombre et farouche amante,
Ébranle la nature et poursuit les vivants;
Elle guide leurs pas d'abîmes en abîmes,
Le désespoir, la mort, la trahison, les crimes,
Complices et vengeurs de ses cruels forfaits,
Couvrent la terre de cyprès.

Quel transport inouï, quel nouveau feu m'anime!
Un dieu subitement s'empare de mes sens,
Apollon me possède, et son esprit sublime
Va prêter à ma voix ses immortels accents :
Que l'univers se taise aux accords de ma lyre;
Rois, peuples, écoutez ce que je dois vous dire,
Apaisez les transports de vos sens agités,
Pour recevoir ces vérités.30-a

Vous, juges des humains, vous, nés dieux de la terre,
Oppresseurs orgueilleux de ce triste univers,
Si vos bras menaçants sont armés du tonnerre,
Si vous tenez captifs ces peuples dans vos fers,
Modérez la rigueur d'un pouvoir arbitraire;
Ces humains sont vos fils, ayez un cœur de père :
Ces glaives enfoncés dans leur malheureux flanc
Sont teints de votre propre sang.

<29>Tel qu'un pasteur prudent, à son devoir fidèle,
Défend et garantit son troupeau bien-aimé
Contre la dent du loup et la griffe cruelle
Du lion par la faim au carnage animé;
Quand le tyran des bois s'échappe et prend la fuite,
Son troupeau se repose et paît sous sa conduite,
Et s'il trait ses brebis, s'il les tond dans ses bras,
Sa main ne les égorge pas :

Tel est pour ses sujets un tendre et bon monarque :
Humain dans ses conseils, humain dans ses projets,
Il allonge pour eux la trame de la Parque,
Il compte tous ses jours par autant de bienfaits;
Ce n'est point de leur sang qu'il achète la gloire.
Il laisse à ses vertus le soin de sa mémoire;
Tels furent ces héros, Titus, Marc-Antonin,
Les délices du genre humain.

Abhorrez à jamais ces guerres intestines;
L'ambition fatale allume ce flambeau,
De l'univers entier vous faites des ruines,
Et la terre se change en un vaste tombeau.
Quelle scène tragique étale ce théâtre?
L'Europe, à ses enfants trop cruelle marâtre,
De l'Asie étonnée arme le puissant bras
Pour les dévouer au trépas.
La Sibérie enfante un essaim de barbares,
Les froids glaçons du Nord, mille fiers assassins;
Je les vois réunis, Caspiens et Tartares,
Marcher sous les drapeaux bataves et germains.
Quel démon excita votre farouche audace?
Oui, l'Europe pour vous n'a plus assez de place,
La fureur des combats vous guide sur les mers
Pour troubler un autre univers.

<30>Quitte enfin le séjour de la voûte azurée,
Déesse dont dépend notre félicité,
O Paix, aimable Paix, si longtemps désirée,
Viens fermer de Janus le temple redouté;
Bannis de ces climats l'intérêt et l'envie,
Rends la gloire aux talents, à tous les arts la vie :
Alors nous mêlerons à nos sanglants lauriers
Tes myrtes et tes oliviers.

(Envoyée à Voltaire le 29 novembre 1748. Voyez la réponse de Voltaire, du 26 janvier 1749.)

<31>

ODE VI (VII). LES TROUBLES DU NORD.

L'univers ébranlé ne respire qu'à peine;
Tout le sang fume encor, que sa rage inhumaine
Avait fait ruisseler dans l'horreur des combats;
On ne voit sur la terre
Que traces de la guerre
Et traces du trépas.

Tel, après que la flamme exerça sa furie,
Accablé des débris de sa triste patrie,
L'habitant malheureux voit dans l'abattement
Ces monuments funestes,
Ces ruines, ces restes
D'un long embrasement;

Tels nos tristes regards nous découvrent nos pertes,
Du Danube et du Rhin les campagnes désertes,
De la fureur des rois les vestiges sanglants,
Des murs réduits en poudre,
Des palais que la foudre
Laisse encor tout fumants.
<32>Les cris des orphelins, les veuves éplorées
Demandent tristement aux lointaines contrées
Les auteurs de leurs jours ou leurs époux péris;
Ah! familles trop tendres,
Il n'est plus que les cendres
De vos parents chéris.

Dans son épuisement l'Europe frénétique
Sentit de ses transports la folie héroïque,
Et sa faiblesse enfin ralentit ses fureurs,
Désarma la vengeance,
Réprima l'insolence
De ses fiers oppresseurs.

La Paix, du haut des cieux, de Bellone vengée,
Vint planter sur ces bords l'olive négligée,
Sous cent verrous de bronze elle enferma Janus,
Ramenant sur ces rives
Les Muses fugitives,
Qu'on ne connaissait plus.

C'est toi, fille du ciel, dont la douce puissance
Ramène les plaisirs, les arts et l'abondance,
Qu'exilait loin de nous l'impitoyable Mars;
Le peuple qui respire
Sous ton heureux empire
Ne craint plus les hasards.

Mais déjà sous l'Etna l'audacieux Typhée
Sent renaître en son sein sa fureur étouffée,
Il veut rompre les fers qui causent son tourment;
De son terrible gouffre
Le bitume et le soufre
Coulent comme un torrent.
<33>Des froids antres du Nord s'élèvent des tempêtes,
Un orage nouveau vient menacer nos têtes,
Le fer de l'étranger veut couper nos moissons;
Quelle est l'ardeur funeste,
Ou bien quel feu céleste
Embrasa ces glaçons?

35-aLa nature épuisée en ce climat sauvage
Fit naître un peuple obscur dans un dur esclavage,
Rampant stupidement sous un cruel pouvoir,
Nourri dans la souffrance,
Et de qui la vaillance
N'est qu'un vrai désespoir.
<34>Je les vois accourir à leur propre ruine,
Ces Hyperboréens, ces voisins de la Chine,
Ces peuples rassemblés des bords du Tanaïs,
Surpris qu'à la Baltique
Un tyran politique
Les ait tous réunis.

Vois de tous tes forfaits quel est le fruit sinistre,
Fléau de la Russie, exécrable ministre,36-a
Monstre que la Discorde a vomi des enfers :
C'est ton âme infidèle,
C'est ta fureur cruelle
Qui trouble l'univers.

Mais de l'illusion le brouillard se dissipe,
Dans cet énigme obscur je lis, nouvel Œdipe,
Que l'aigle des Césars, par un dernier effort,
Tremblant, mais plein de rage,
Enhardit au carnage
Tous ces monstres36-b du Nord.

Déplorables sujets, qu'on méprise et qu'on brave,
Nés libres, mais au fond esclaves d'un esclave,
Contre des inconnus, quand il veut se venger.
Gladiateurs sans haine,
Vous courez dans l'arène
Pour vous entr'égorger.

Mais le péril s'accroît, les nuages grossissent.
Les vents sont déchaînés et les cieux s'obscurcissent.
Le tonnerre, en grondant, va tomber en éclats,
Menaçant de sa chute
Les provinces en butte
De deux puissants États.

De notre illusion le brouillard se dissipe, etc.

Secouant ses flambeaux, la Discorde infernale,
Répandant les venins de sa bouche fatale,
D'une nouvelle Amate empoisonna le cœur;
Elle trouble la terre,
Elle appelle la guerre,
Pour servir sa fureur.

<35>Ah! quand reviendrez-vous, heureuses destinées
Qui sous le vieux Saturne ourdîtes les années
Et les jours fortunés de l'univers naissant?
Serait-ce que nos crimes
Nous rendent les victimes
D'un vengeur tout-puissant?

Et quoiqu'en aboyant l'indiscrète satire
Divulgue avec aigreur que l'univers empire,
Que nous serons suivis de plus méchants neveux,
Méprisons ces chimères :
Oui, nous valons nos pères;
Ils valaient leurs aïeux.

Mais quel dieu secourable a par sa voix puissante
Arrêté dans son cours l'audace violente
Dont étaient animés nos furieux rivaux?
Il prolonge la trêve,
Il émousse le glaive
Qu'aiguisait Atropos.

Tel que le dieu puissant qui domine sur l'onde
D'un coup de son trident frappa la mer profonde,
Dont l'amant d'Orithye excitait la fureur;
Les vagues s'apaisèrent,
En grondant respectèrent
Les lois d'un dieu vainqueur :
Ainsi, lorsque Louis en Albion s'explique,
Que l'univers entend de sa voix pacifique
Retentir en tous lieux les magnanimes lois,
Mars suspend les alarmes,
Et renferme ces armes
Qui menaçaient cent rois.

<36>Venez, Plaisirs charmants, venez, Grâces naïves,
Que vos jeux désormais embellissent nos rives;
Je consacre mon luth au beau dieu des amours,
Je suis sous son empire,
Déjà ce dieu m'inspire,
Adieu, Mars, pour toujours.

(Envoyée à Voltaire le 10 juin 1749.)

<37>

ODE VII (VIII). AUX PRUSSIENS.

Peuples que la valeur conduisit à la gloire,
Héros ceints des lauriers que donne la victoire,
Enfants chéris de Mars, comblés de ses faveurs,
Craignez que la paresse,
L'orgueil et la mollesse
Ne corrompent vos mœurs.

Par l'instinct passager d'une vertu commune,
Un État sous ses lois asservit la fortune,
Il brave ses voisins, il brave le trépas;
Mais sa vertu s'efface,
Et son empire passe,
S'il ne le soutient pas.
Tels furent les vainqueurs de la fière Ausonie,
Ennemis des Romains, rivaux de leur génie,
Ils imposaient leur joug à ces peuples guerriers;
Mais Carthage l'avoue,
Le séjour de Capoue
Flétrit tous ses lauriers.

<38>Jadis tout l'Orient tremblait devant l'Attique,
Ses valeureux guerriers, sa sage politique,
De ses puissants voisins arrêtaient les progrès,
Quand la Grèce opprimée
Défit l'immense armée
De l'orgueilleux Xerxès.

A l'ombre des grandeurs elle enfanta les vices,
L'intérêt y trama ses noires injustices,
La lâcheté parut où régnait la valeur,
Et sa force épuisée
La rendit la risée
De son nouveau vainqueur.

Ainsi, lorsque la nuit répand ses voiles sombres,
L'éclair brille un moment au milieu de ces ombres,
Dans son rapide cours un éclat éblouit;
Mais dès qu'on l'a vu naître,
Trop prompt à disparaître,
Son feu s'anéantit.
Le soleil plus puissant du haut de sa carrière
Dans son cours éternel dispense sa lumière,
Il dissout les glaçons des rigoureux hivers;
Son influence pure
Ranime la nature
Et maintient l'univers.

Ce feu si lumineux dans son sein prend sa source,
Il en est le principe, il en est la ressource;
Quand la vermeille aurore éclaire l'orient,
Les astres qui pâlissent
Bientôt s'ensevelissent
Au sein du firmament.

<39>Tel est, ô Prussiens, votre auguste modèle;
Soutenez comme lui votre gloire nouvelle,
Et sans vous arrêter à vos premiers travaux,
Sachez prouver au monde
Qu'une vertu féconde
En produit de nouveaux.

Des empires fameux l'écroulement funeste
N'est point l'effet frappant de la haine céleste,
Rien n'était arrêté par l'ordre des destins;
Où prospère le sage,
L'imprudent fait naufrage;41-a
Le sort est en nos mains.
Héros, vos grands exploits élèvent cet empire,
Soutenez votre ouvrage, ou votre gloire expire;
D'un vol toujours rapide il faut vous élever,
Et monté près du faîte,
Tout mortel qui s'arrête
Est prêt à reculer.

Dans le cours triomphant de vos succès prospères,
Soyez humains et doux, généreux, débonnaires,
Et que tant d'ennemis sous vos coups abattus
Rendent un moindre hommage
A votre ardent courage
Qu'à vos rares vertus.

<40>

ODE VIII (IX). A MAUPERTUIS.43-a LA VIE EST UN SONGE.

O Maupertuis, cher Maupertuis,
Que notre vie est peu de chose!
Cette fleur, qui brille aujourd'hui,
Demain se fane à peine éclose;
Tout périt, tout est emporté
Par la dure fatalité
Des arrêts de la destinée;
Votre vertu, vos grands talents
Ne pourront obtenir du temps
Le seul délai d'une journée.

Mes beaux jours se sont écoulés
Ainsi qu'une onde fugitive;
Mes plaisirs se sont envolés,
Aucun pouvoir ne les captive.
Déjà de la froide raison
Je suis la stoïque leçon,
<41>Lorsque je baisse, elle s'élève;
Le présent s'échappe sans fin,
L'avenir est très-incertain,
Et le passé, c'est moins qu'un rêve.
Homme si fier, homme si vain
De ce que ton faible esprit pense,
Connais ton fragile destin,
Et réprime ton arrogance.
Ton terme est court, il est borné,
Le sort, du jour où l'homme est né,
L'entraîne vers la nuit fatale;
Là, dans la foule confondus,
Les Virgile, les Mévius
Ont une destinée égale.

Vous que séduit l'éclat trompeur
D'un bien passager et frivole,
Vous qui d'un métal suborneur
Avez fait votre unique idole,
Pour qui voulez-vous l'amasser?
Vous que le monde voit passer
Comme une fleur qui naît et tombe,
Mortels, déplorez vos erreurs :
Vos richesses et vos grandeurs
Vous suivront-elles dans la tombe?
Comment à tant de vains objets
Immole-t-on sa destinée?

Comment tant de vastes projets
Pour une course aussi bornée?
Héros qui préparez des fers
A ce malheureux univers
Pour établir votre mémoire,
Rappelez-vous ces conquérants
Inscrits dans les fastes du temps :
Pourrez-vous égaler leur gloire?
<42>Je veux que de vos grands exploits
La terre paraisse alarmée,
Et qu'au niveau du nom des rois
Vous élève la renommée;
La paix termine vos combats,
Enfin, victime du trépas,
On dit un mot de votre vie;
Bientôt les siècles destructeurs
Font périr toutes vos grandeurs,
L'homme meurt, le héros s'oublie.

Tant de grands hommes ont été!
Les siècles grossiront leur nombre :
Élevez-vous à leur côté,
Vous serez caché dans leur ombre.
Si votre ignorante fureur
Prit l'ambition pour l'honneur,
Quel sera votre sort funeste!
Souvent un tyran furieux
Vante ses exploits glorieux,
Quand tout l'univers le déteste.

Que de siècles sont écoulés
Depuis qu'une force féconde
Fixa les éléments troublés,
Et du chaos forma le monde!
Le temps soumet tout à sa loi,
Le présent s'enfuit loin de moi,
L'avenir s'empresse à le suivre;
Homme, ton terme limité
N'est qu'un point dans l'éternité,
Être un moment s'appelle vivre.
Si l'homme pouvait subsister
Au moins deux âges dans ce monde,
Peut-être oserait-on flatter
L'orgueil sur lequel il se fonde;
<43>Vos vœux, mortels audacieux,
Vont à vous égaler aux dieux;
Vous, nés pour ramper dans la fange,
Pour vivre un instant, pour périr,
Vous, nés pour vous anéantir,
Vous aspirez à la louange!

Pourquoi rechercher le bonheur?
Pourquoi craindre le bras céleste?
Le bien est un songe flatteur,
Et le mal un songe funeste;
Tous ces divers événements
Sont des objets indifférents
Pour qui connaît notre durée;
Partez, chagrins, plaisirs, amours,
Je vois la trame de mes jours
Dans la main d'Atropos livrée.

Biens, richesses, titres, honneurs,
Gloire, ambition, renommée,
Éclats faux, éclats imposteurs,
Vous n'êtes que de la fumée;
Un regard de la vérité
De votre fragile beauté
Fait évanouir l'apparence;
Non, rien de solide ici-bas,
Tout, jusqu'aux plus puissants États,
Est le jouet de l'inconstance.
Connaissons notre aveuglement,
Nos préjugés et nos faiblesses;
Tout ce qui nous paraît si grand
N'est qu'un amas de petitesses.
Transportons-nous au haut des cieux,
De sa gloire jetons les yeux
<44>Sur Paris, sur Pékin, sur Rome;
Leur grandeur disparaît de loin,
Toute la terre n'est qu'un point;
Ah! que sera-ce donc de l'homme?

Nous nageons, pleins de vanité,
Entre le temps qui nous précède
Et l'absorbante éternité
De l'avenir qui nous succède;
Toujours occupés par des riens,
Les vrais Tantales des faux biens,
Sans cesse agités par l'envie,
Pleins de ce songe séduisant,
Nous nous perdons dans le néant :
Tel est le sort de notre vie.

A Berlin, ce 18 de décembre 1749.

<45>

ODE IX (X). AU COMTE DE BRÜHL.48-a IL NE FAUT PAS S'INQUIÉTER DE L'AVENIR.

Esclave malheureux de ta haute fortune,
D'un roi trop indolent souverain absolu,
Surchargé des travaux dont le soin t'importune,
Brühl, quitte des grandeurs l'embarras superflu.
Au sein de ton opulence
Je vois le dieu des ennuis,
Et dans ta magnificence
Le repos fuit de tes nuits.

Descends de ce palais dont le superbe faîte
Domine sur la Saxe, en s'élevant aux cieux,
D'où ton esprit craintif conjure la tempête
Que soulève à la cour un peuple d'envieux;
Vois cette grandeur fragile,
Et cesse enfin d'admirer
L'éclat pompeux d'une ville
Où tout feint de t'adorer.
<46>Lasse d'un faste égal qui toujours se répète,
Connaissant le besoin d'un moment de loisir,
Souvent la vanité chercha dans la retraite
La liberté naïve avec le doux plaisir;
Et dans un séjour champêtre
Qu'ornait la simplicité,
L'opulence a vu renaître
Un rayon de sa gaîté.

Déjà le printemps fuit, l'astre du jour nous brûle,
Le repos nous invite à vivre sous ses lois;
Déjà nous ressentons l'ardente canicule,
Le paisible berger cherche l'ombre des bois;
Et suspendant son haleine,
L'amant de Flore épuisé
Laisse sécher dans la plaine
Le jasmin qu'il a baisé.

Tandis que la nature au repos est livrée,
Ton esprit inquiet veille sur les Saxons;
Tu crains déjà de voir la guerre déclarée,
Et la Prusse liguée avec cent nations,
Les vagabonds de l'Euphrate
Ravager ces vastes champs
Qu'en esclave le Sarmate
Cultive pour ses tyrans.

Les dieux, par un effet de leur haute sagesse,
Ont couvert l'avenir de nuages épais;
Ils confondent toujours la vaine hardiesse
Qui nous porte à percer ces ténébreux secrets.
Remplis de reconnaissance,
Jouissons de leurs bienfaits,
Et plions sous leur puissance
Sans nous en plaindre jamais.

<47>L'homme règle aussi peu le jeu de la fortune
Qu'il peut régler du Rhin le cours majestueux :
Tantôt il porte en paix son tribut à Neptune,
Tantôt on voit grossir ses flots impétueux,
Gonflé des eaux des montagnes,
Briser ses freins impuissants,
Et ravager les campagnes,
En noyant leurs habitants.

Que l'air soit dès demain chargé de noirs nuages
Ou qu'un soleil brillant embellisse les cieux,
Qu'importe à ma vertu le vain bruit des orages
Et de l'astre des jours l'appareil radieux?
Dieu même n'est pas le maître
De réformer le passé,
Le temps, prompt à disparaître,
L'a dans son vol effacé.

Connaissez la Fortune inconstante et légère :
La perfide se plaît aux plus cruels revers,
On la voit abuser le sage, le vulgaire,
Jouer insolemment tout ce faible univers;
Aujourd'hui c'est sur ma tête
Qu'elle répand ses faveurs,
Dès demain elle s'apprête
A les emporter ailleurs.
Fixe-t-elle sur moi sa bizarre inconstance,
Mon cœur lui saura gré du bien qu'elle me fait;
Veut-elle en d'autres lieux marquer sa bienveillance,
Je lui remets ses dons sans chagrin, sans regret.
Plein d'une vertu plus forte,
J'épouse la Pauvreté,
Si pour dot elle m'apporte
L'honneur et la probité.
<48>

ODE X (XI). A VOLTAIRE. QU'IL PRENNE SON PARTI SUR LES APPROCHES DE LA VIEILLESSE ET DE LA MORT.

Soutien du goût, des arts, de l'éloquence,
Fils d'Apollon, Homère de la France,
Ne te plains point que l'âge à pas hâtifs
Vers toi s'achemine,
Et sans cesse mine
Tes jours fugitifs.

La Providence égale toutes choses,
Le doux printemps se couronne de roses,
L'été, de fruits, l'automne, de moissons;
L'hiver, l'indolence
A la jouissance
Des autres saisons.

Voltaire, ainsi l'homme trouve en tout âge
Des dons nouveaux dont il tire avantage;
S'il a passé la fleur de ses beaux jours,
La raison diserte
Remplace la perte
Du jeu, des amours.
<49>Quand il vieillit, sa superbe sagesse
Avec dédain condamne la jeunesse,
Qui par instinct suit une aimable erreur;
L'ambition vaine
L'excite et l'entraîne
Au champ de l'honneur.

Lorsque le temps, qui jamais ne s'arrête,
De cheveux blancs a décoré sa tête,
Par sa vieillesse il se fait respecter;
L'intérêt l'amuse
D'un bien qui l'abuse,
Et qu'il faut quitter.

Toi, dont les arts filent la destinée,
Dont la raison et la mémoire ornée
Font admirer tant de divers talents,
Se peut-il, Voltaire,
Qu'avec l'art de plaire
Tu craignes le temps?

Sur tes vertus ce temps n'a point de prise,
Un bel esprit nous charme à barbe grise;
Lorsque ton corps chemine à son déclin,
Le dieu du Permesse
Te remplit sans cesse
De son feu divin.

Je vois briller la beauté rajeunie
Des premiers ans de ce vaste génie,
Et c'est ainsi que l'astre des saisons
Des bras d'Amphitrite
Lance aux lieux qu'il quitte
Ses plus doux rayons.
<50>Hélas! tandis que le faible vulgaire,
Qui sans penser languit dans la misère,
Traîne ses jours et son nom avili,
Sortant de ce songe,
Pour jamais se plonge
Dans un sombre oubli;

Tu vois déjà ta mémoire estimée,
Et dans son vol la prompte renommée
Ne publier que ta prose et tes vers;
Tu reçois l'hommage
(Qu'importe à quel âge?)
De tout l'univers.

Ces vils rivaux dont la cruelle envie
Avait versé ses poisons sur ta vie,
Que tes vertus ont si fort éclipsés,
Vrais pour ta mémoire,
A chanter ta gloire
Se verront forcés.

Quel avenir t'attend, divin Voltaire!
Lorsque ton âme aura quitté la terre,
A tes genoux vois la postérité :
Le temps qui s'élance
Te promet d'avance
L'immortalité.

(La réponse que Voltaire fit à cette ode, le 3 octobre 1751 [à Potsdam],
se trouve dans les Œuvres de Voltaire, édition Beuchot, t. LV, p. 676,
et t. XII, p. 530.)


10-a Vie de l'empereur Julien, par l'abbé de la Bletterie. Amsterdam, 1735.

11-a Jean-Baptiste-Louis Gresset, né à Amiens en 1709, y mourut en 1777.

12-a Les éditeurs de 1789 ont adopté la leçon coasse, qui est préférable, puisqu'il est fait allusion à des grenouilles, et non à des corbeaux. Cependant nous avons cru devoir conserver le mot croasse, parce qu'il se trouve dans toutes les éditions originales, celles de 1752, de 1760 et de 1762, ainsi que dans la lettre autographe du Roi au comte Algarotti, du 26 mai 1754.

15-2 Charles Ier, roi d'Angleterre.

16-a Le bouclier. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 20.)

22-a Voyez t. III, p. 192, et t. VIII, p. 162 et 313.

23-a Voyez t. VIII, p. 23, et Boileau, Épître I.

23-b Voyez t. VIII, p. 58.

24-a Didier baron de Keyserlingk, né en 1698, mort en 1745.

25-a Cette ode, lue par Darget dans la séance publique de l'Académie, le 25 janvier 1748, fut publiée pour la première fois dans l'Histoire de l'Académie royale des sciences et belles-lettres, Année 1747. A Berlin, 1749, p. 5-8. Elle y est intitulée Le renouvellement de l'Académie des sciences, titre qu'elle porte également dans la première édition des Œuvres du Philosophe de Sans-Souci, MDCCL, in-4. t. II.

29-a La guerre de MDCCXLVII. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 38.)

30-a J.-B. Rousseau commence ainsi son ode tirée du psaume XLVIII, Sur l'aveuglement des hommes du siècle :
     

Qu'aux accents de ma voix la terre se réveille.
Rois, soyez attentifs; peuples, ouvrez l'oreille :
Que l'univers se taise, et m'écoute parler.
Mes chants vont seconder les accords de ma lyre :
L'esprit saint me pénètre, il m'échauffe, et m'inspire
Les grandes vérités que je vais révéler.

35-a Les trois strophes qui commencent à « La nature épuisée » sont remplacées dans l'édition in-4 de 1760, p. 46, par ces cinq strophes nouvelles :
     

O vous qui n'enfantez que des complots sinistres,
Fléaux du genre humain, ambitieux ministres,
D'esclaves entourés, tous flétris de vos fers,
Vos funestes intrigues,
Vos cabales, vos brigues
Désolent l'univers.

Votre esprit, occupé de projets tyranniques,
Pour usurper le nom de fameux politiques,
De crimes, d'attentats, de forfaits enivré,
Se livre à son caprice,
Et pour lui la justice
N'a plus rien de sacré.

De la foi de vos rois l'auguste privilége
Ne saurait arrêter l'audace sacrilége,
Ni limpétueux cours de vos débordements;
La guerre qui s'élance
Flatte votre arrogance,
En rompant vos serments.

36-a Voyez t. III, p. 33.

36-b Guerriers. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 48.)

41-a Où l'imprudent périt, les habiles prospèrent.
Voltaire, Ier

Discours sur l'homme

, leçon de 1738.

43-a Voyez t. II, p. 39; t. III, p. 28; et t. VII, p. 35, 63 et 64.

48-a Au-dessous des mots « Au comte de Brühl, » on lit dans l'édition in-4 de 1760, p. 63 : « Imitation d'Horace. » (Liv. III, ode 29.)

5-1 On l'appelait à Paris dame Claude, comme à Rome on appelait César la femme de tous les maris. [Voyez t. II, p. 3.]

6-a Colbert et Louis XIV ont aussi été célébrés par Voltaire, Épître XLII, A madame Du Châtelet, Sur la Calomnie. Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XIII, p. 99.

9-a Pierre-Joseph Bernard, connu sous le nom de Gentil-Bernard, et auteur de l'Art d'aimer. Voltaire lui parle déjà de cet ouvrage dans une lettre du 27 mai 1740. Bernard garda son manuscrit en portefeuille jusqu'à sa mort, arrivée en 1775, se bornant à en lire quelques parties dans les soupers alors à la mode dans la bonne compagnie.