<239> chacun veut accumuler des richesses; on emploie les voies les plus iniques pour les acquérir; la corruption gagne, elle s'enracine, elle devient générale; les hommes à talents, les hommes vertueux sont méprisés, et le public n'honore que ces bâtards de Midas dont la grande dépense et le faste l'éblouissent. Pour empêcher que les mœurs nationales ne se pervertissent jusqu'à cet horrible excès, le prince doit être sans cesse attentif à ne distinguer que le mérite personnel et à ne témoigner que du mépris pour l'opulence sans mœurs et sans vertus. Au reste, comme le souverain est proprement le chef d'une famille de citoyens, le père de ses peuples, dans toutes les occasions il doit servir de dernier refuge aux malheureux, tenir lieu de père aux orphelins, secourir les veuves, avoir des entrailles pour le dernier misérable comme pour le premier courtisan, et répandre des libéralités sur ceux qui, privés de tout secours, ne peuvent trouver d'assistance que par ses bienfaits.

Voilà, selon les principes que nous avons établis au commencement de cet Essai, l'idée exacte qu'on doit se former des devoirs d'un souverain et de la seule manière qui peut rendre bon et avantageux le gouvernement monarchique. Si bien des princes ont une conduite différente, il faut l'attribuer au peu de réflexion qu'ils ont fait sur leur institution et sur les devoirs qui en dérivent. Ils ont porté une charge dont ils ont méconnu le poids et l'importance, ils se sont fourvoyés faute de connaissances, car dans nos temps l'ignorance fait commettre plus de fautes que la méchanceté. Cette esquisse de souverain paraîtra peut-être aux censeurs l'archétype des stoïciens, l'idée du sage qu'ils avaient imaginé, qui n'exista jamais, et dont le seul Marc-Aurèle approcha le plus près. Nous souhaitons que ce faible essai soit capable de former des Marc-Aurèles; ce serait la plus belle récompense à laquelle nous pussions nous attendre, et qui ferait en même temps le bien de l'humanité. Nous devons cependant ajouter à ceci qu'un prince qui fournirait la carrière laborieuse que nous