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CHAPITRE VIII.

On regarde en Europe les Philippiques de M. de La Grange221-a comme un des libelles diffamatoires les plus forts qui se soient composés, et l'on n'a pas tort. Cependant ce que j'ai à dire contre Machiavel est plus vif que ce qu'a dit M. de La Grange, car son ouvrage n'était proprement qu'une calomnie contre le régent de la France, et ce que j'ai à reprocher à Machiavel sont des vérités. Je me sers de ses propres paroles pour le confondre. Que pourrais-je dire de lui de plus atroce, sinon qu'il a donné des règles de politique pour ceux que leurs crimes élèvent à la grandeur suprême? C'est le titre de ce chapitre.

Si Machiavel enseignait le crime dans un séminaire de scélérats, s'il dogmatisait la perfidie dans une université de traîtres, il ne serait pas étonnant qu'il traitât des matières de cette nature; mais il parle à tous les hommes. Car un auteur qui se fait imprimer se communique à tout l'univers; et il s'adresse principalement à ceux d'entre les humains qui doivent être les plus vertueux, puisqu'ils sont destinés à gouverner les autres. Qu'y a-t-il donc de plus infâme, de plus insolent, que de leur enseigner la trahison, la perfidie, le meurtre et tous les crimes? Il serait plutôt à souhaiter, pour le bien de l'univers, que des exemples pareils à ceux d'Agathocles et d'Oliverotto de Fermo, que Machiavel se fait un plaisir de citer, ne se rencontrassent jamais, ou du moins que l'on pût en effacer le souvenir à perpétuité de la mémoire des hommes.

<222>Rien n'est plus séduisant que le mauvais exemple. La vie d'un Agathocles ou d'un Oliverotto de Fermo sont capables de développer en un homme que son instinct porte à la scélératesse ce germe dangereux qu'il renferme en soi sans le bien connaître. Combien de jeunes gens qui se sont gâté l'esprit par la lecture des romans, qui ne voyaient et ne pensaient plus que comme Gandalin ou Médor! Il y a quelque chose d'épidémique dans la façon de penser, s'il m'est permis de m'exprimer ainsi, qui se communique d'un esprit à l'autre. Cet homme extraordinaire, ce roi aventurier digne de l'ancienne chevalerie, ce héros vagabond dont toutes les vertus, poussées à un certain excès, dégénéraient en vices, Charles XII, en un mot, portait depuis sa plus tendre enfance la vie d'Alexandre le Grand sur soi,222-a et bien des personnes qui ont connu particulièrement cet Alexandre du Nord assurent que c'était Quinte-Curce qui ravagea la Pologne, que Stanislas devint roi d'après Porus,222-b et que la bataille d'Arbèles occasionna la défaite de Poltawa.

Me serait-il permis de descendre d'un aussi grand exemple à de moindres? Il me semble que, lorsqu'il s'agit de l'histoire de l'esprit humain, les différences des conditions et des états disparaissant, les rois ne sont que des hommes en philosophie, et tous les hommes sont égaux; il ne s'agit que des impressions ou des modifications, en général, qu'ont produites de certaines causes extérieures sur l'esprit humain.

Toute l'Angleterre sait ce qui arriva à Londres il y a quelques années : on y représenta une assez mauvaise comédie sous le titre de Cartouche; le sujet de cette pièce était l'imitation de quelques tours de souplesse et de filouteries de ce célèbre voleur. Il se trouva que beaucoup de personnes s'aperçurent, au sortir de ces représentations, de la perte de leurs bagues, de leurs tabatières ou de leurs<223> montres, et Cartouche fit si promptement des disciples, qu'ils pratiquaient ses leçons dans le parterre même; ce qui obligea la police d'interdire la trop dangereuse représentation de cette comédie. Ceci prouve assez, ce me semble, qu'on ne saurait trop user de circonspection et de prudence en produisant des exemples, et combien il est pernicieux d'en citer de mauvais.

La première réflexion de Machiavel sur Agathocles et sur Fermo roule sur les raisons qui les soutinrent dans leurs États malgré leurs cruautés. L'auteur l'attribue à ce qu'ils avaient commis ces cruautés à propos : or, être prudemment barbare et exercer la tyrannie conséquemment signifie, selon ce politique abominable, exécuter à la fois et tout d'un coup toutes les violences et tous les crimes que l'on juge utiles à ses intérêts.

Faites assassiner ceux qui vous sont suspects, ceux dont vous vous méfiez, et ceux qui se déclarent vos ennemis, mais ne faites point traîner votre vengeance. Machiavel approuve des actions semblables aux Vêpres siciliennes, à l'affreux massacre de la Saint-Barthélémy, où des cruautés se commirent qui font rougir l'humanité. Ce monstre dénaturé ne compte pour rien l'horreur de ces crimes, pourvu qu'on les commette d'une manière qui en impose au peuple et qui effraye au moment où ils sont récents; et il en donne pour raison que les idées s'en évanouissent plus facilement chez le public que de ces cruautés successives et continuées des princes, par lesquelles ils propagent toute leur vie le souvenir de leur férocité et de leur barbarie : comme s'il n'était pas également mauvais et abominable de faire périr mille personnes en un jour, ou de les faire assassiner par intervalles. La barbarie déterminée et prompte des premiers imprime plus de frayeur et de crainte; la méchanceté plus lente, plus réfléchie des seconds inspire plus d'aversion et d'horreur. La vie de l'empereur Auguste aurait dû être citée par Machiavel, cet empereur qui monta sur le trône, tout dégouttant encore du sang de ses citoyens et souillé<224> par la perfidie de ses proscriptions, mais qui, par les conseils de Mécène et d'Agrippa, fit succéder la douceur à tant de cruautés, et dont on dit qu'il aurait dû, ou ne jamais naître, ou ne jamais mourir. Peut-être que Machiavel a eu quelque regret de ce qu'Auguste avait mieux fini qu'il n'avait commencé, et que par là même il l'a trouvé indigne d'être placé parmi ses grands hommes.

Mais quelle abominable politique n'est pas celle de cet auteur! L'intérêt d'un seul particulier bouleversera le monde, et son ambition aura le choix des méchancetés, et le déterminera au bien comme aux crimes; affreuse prudence des monstres qui ne connaissent qu'eux et n'aiment qu'eux dans l'univers, et qui enfreignent tous les devoirs de la justice et de l'humanité pour suivre le torrent furieux de leurs caprices et de leurs débordements!

Ce n'est pas tout que de confondre l'affreuse morale de Machiavel; il faut encore le convaincre de fausseté et de mauvaise foi.

Il est premièrement faux, comme le rapporte Machiavel, qu'Agathocles ait joui en paix du fruit de ses crimes : il a été presque toujours en guerre contre les Carthaginois; il fut même obligé d'abandonner son armée en Afrique, qui massacra ses enfants après son départ; et il mourut lui-même d'un breuvage empoisonné que son petit-fils lui fit prendre. Oliverotto de Fermo périt par la perfidie de Borgia, digne salaire de ses crimes; et comme ce fut une année après son élévation, sa chute paraît si accélérée, qu'elle semble avoir prévenu par sa punition ce que lui préparait la haine publique.

L'exemple d'Oliverotto de Fermo ne devait donc point être cité par l'auteur, puisqu'il ne prouve rien. Machiavel voudrait que le crime fût heureux, et il se flatte par là d'avoir quelque bonne raison de l'accréditer, ou du moins un argument passable à produire.

Mais supposons que le crime puisse se commettre avec sécurité, et qu'un tyran puisse exercer impunément sa scélératesse : quand même il ne craindra point une mort tragique, il sera également<225> malheureux de se voir l'opprobre du genre humain; il ne pourra point étouffer ce témoignage intérieur de sa conscience qui dépose contre lui; il ne pourra point imposer silence à cette voix puissante qui se fait entendre sur les trônes des rois comme sur les tribunaux des tyrans; il ne pourra point éviter cette funeste mélancolie qui, frappant son imagination, lui fera voir sortis de leurs tombeaux ces mânes sanglants que sa cruauté y avait fait descendre, et qui ne lui paraîtront ainsi forcer les lois de la nature que pour lui servir de bourreaux en ce monde, et venger après leur mort leur fin malheureuse et tragique.

Qu'on lise la vie d'un Denys, d'un Tibère, d'un Néron, d'un Louis XI, d'un Iwan Basiliewitsch, et l'on verra que ces monstres, également insensés et furieux, finirent de la manière du monde la plus funeste et la plus malheureuse. L'homme cruel est d'un tempérament misanthrope et atrabilaire; si dès son jeune âge il ne combat pas cette malheureuse disposition de son corps, il ne saurait manquer de devenir aussi furieux qu'insensé. Quand même donc il n'y aurait point de justice sur la terre et point de Divinité aux cieux, il faudrait d'autant plus que les hommes fussent vertueux, puisque la vertu les unit et leur est absolument nécessaire pour leur conservation, et que le crime ne peut que les rendre infortunés et les détruire.

Machiavel manque de sentiment, de bonne foi et de raison. J'ai développé sa mauvaise morale et son infidélité dans ses citations d'exemples. Je le convaincrai à présent de contradictions grossières et manifestes. Que le plus intrépide commentateur, que le plus subtil interprète concilie ici Machiavel avec lui-même. Il dit dans ce chapitre, « Qu'Agathocles soutint sa grandeur avec un courage héroïque; cependant on ne peut pas donner le nom de vertu aux assassinats et aux trahisons qu'il a commis. » Et dans le chapitre septième il dit de César Borgia, « Qu'il attendit l'occasion de se défaire des Ursins, et qu'il s'en servit prudemment. » Ibid. « Si l'on examine, en général,<226> toutes les actions de Borgia, il est difficile de le blâmer. » Ibid. « Il ne pouvait se conduire autrement qu'il a fait. » Me serait-il permis de demander à l'auteur en quoi Agathocles diffère de César Borgia? Je ne vois en eux que mêmes crimes et même méchanceté. Si l'on faisait le parallèle, on ne serait embarrassé que de décider lequel des deux fut le plus scélérat.

La vérité oblige cependant Machiavel de faire de temps en temps des aveux où il paraît faire amende honorable à la vertu. La force de l'évidence l'oblige de dire, « Qu'un prince doit se conduire d'une manière toujours uniforme, afin qu'en des temps malheureux il ne se voie point obligé de relâcher quelque chose pour faire plaisir à ses sujets, car en ce cas sa douceur extorquée serait sans mérite, et ses peuples ne lui en sauraient aucun gré. » Ainsi, Machiavel, la cruauté et l'art de se faire craindre ne sont donc point les uniques ressorts de la politique, comme vous paraissez l'insinuer, et vous convenez vous-même que l'art de gagner les cœurs est le fondement le plus solide de la sûreté d'un prince et de la fidélité de ses sujets. Je n'en demande pas davantage; cet aveu de la bouche de mon ennemi doit me suffire. C'est peu se respecter soi-même et le public que de produire et de publier un ouvrage informe, sans liaison, sans ordre, et rempli de contradictions. Le Prince de Machiavel, en faisant même abstraction de sa pernicieuse morale, ne peut mériter que du mépris à l'auteur, ce n'est proprement qu'un rêve où toutes sortes d'idées s'entre-heurtent et s'entre-choquent, ce sont des accès de rage d'un insensé qui a quelquefois des intervalles de bon sens.

Telle est la récompense de la scélératesse, que ceux qui suivent le crime au préjudice de la vertu, s'ils échappent même à la rigueur des lois, perdent comme Machiavel le jugement et la raison.


221-a Voyez t. VII, p. 60.

222-a Voyez t. VII, p. 84

222-b L'Auteur veut dire Abdolonyme. Voyez Quinte-Curce, livre IV, chap. I.