<190>C'est donc la justice, aurait-on dit, qui doit faire le principal objet d'un souverain; c'est donc le bien des peuples qu'il gouverne qu'il doit préférer à tout autre intérêt; c'est donc leur bonheur et leur félicité qu'il doit augmenter, ou le leur procurer, s'ils ne l'ont pas. Que deviennent alors ces idées d'intérêt, de grandeur, d'ambition, de despotisme? Il se trouve que le souverain, bien loin d'être le maître absolu des peuples qui sont sous sa domination, n'en est lui-même que le premier domestique,a et qu'il doit être l'instrument de leur félicité, comme ces peuples le sont de sa gloire. Machiavel sentait bien qu'un détail semblable l'aurait couvert de honte, et que cette recherche n'aurait fait que grossir le nombre de contradictions pitoyables qui se trouvent dans sa politique.

Les maximes de Machiavel sont aussi contraires à la bonne morale que le système de Des Cartes l'est à celui de Newton. L'intérêt fait tout chez Machiavel, comme les tourbillons font tout chez Des Cartes. La morale du politique est aussi dépravée que les idées du philosophe sont frivoles. Rien ne peut égaler l'effronterie avec laquelle ce politique abominable enseigne les crimes les plus affreux. Selon sa façon de penser, les actions les plus injustes et les plus atroces deviennent légitimes lorsqu'elles ont l'intérêt ou l'ambition pour but. Les sujets sont des esclaves dont la vie et la mort dépend sans restriction de la volonté du prince, à peu près comme les agneaux d'une bergerie, dont le lait et la laine est pour l'utilité de leur maître, qui les fait même égorger lorsqu'il le trouve à propos.

Comme je me suis proposé de réfuter ces principes erronés et pernicieux en détail, je me réserve d'en parler en son lieu et à mesure que la matière de chaque chapitre m'en fournira l'occasion.

Je dois cependant dire, en général, que ce que j'ai rapporté de l'origine des souverains rend l'action des usurpateurs plus atroce qu'elle ne le serait en ne considérant simplement que leur violence,


a Voyez t. I, p. 142.