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CHAPITRE XI.

Les Autrichiens font une invasion dans la Haute-Silésie et dans la principauté de Glatz; ils sont repoussés par le prince d'Anhalt et le général Lehwaldt. Négociations en France. Mort de Charles VII. Intrigues des Français en Saxe. Autres négociations avec les Français. Négociations avec les Anglais pour la paix : difficulté qu'y met le traité de Varsovie. L'Angleterre promet ses bons offices. Préparatifs pour la campagne. Le Roi part pour la Silésie. Le jeune électeur de Bavière fait en 1745 la paix de Füssen avec l'Autriche.

A peine le Roi eut-il quitté l'armée, que les Autrichiens voulurent profiter de ce qu'ils appelaient la terreur des Prussiens. Ils entrèrent dans la Haute-Silésie et dans la principauté de Glatz. M. de Marwitz, dont le corps cantonnait aux environs de Troppau, se retira, avant l'approche de l'ennemi, à Ratibor, où il mourut. Le prince Thierry87-a reconduisit ce corps par Cosel et Brieg, pour joindre l'armée aux environs de Neisse. M. de Lehwaldt, qui commandait dans la principauté de Glatz, se retira de même vers la capitale, avant que l'ennemi fût à portée. Ces retraites se firent sans perte, parce qu'en rétrogradant à propos, on fit manquer aux Autrichiens l'occasion d'en profiter. Ces mouvements obligèrent le Roi de retourner en Silésie, pour prendre avec le vieux prince d'Anhalt des mesures capables de déranger les projets du prince de Lorraine. Le prince d'Anhalt amassa un<88> gros corps auprès de Neisse. Le 7 janvier,88-8 il passa la rivière et marcha droit à l'ennemi : ses troupes s'assemblaient à la pointe du jour, et passaient les nuits en cantonnements resserrés. A l'approche du prince d'Anhalt, Traun quitta le poste de Neustadt, et reprit le chemin de la Moravie. Dans cette retraite, les Autrichiens couchèrent cinq jours sur la neige; il en périt beaucoup de froid, et beaucoup désertèrent. Le prince d'Anhalt ne put entamer qu'une partie de leur arrière-garde, sur laquelle il fit quelques prisonniers; après quoi, il prit poste à Jägerndorf et à Troppau.

M. de Nassau, avec un corps de six mille hommes, nettoya la Haute-Silésie, vers Ratibor et de l'autre côté de l'Oder, des Hongrois qui l'infestaient; et M. de Lehwaldt, avec un nombre pareil de troupes, revint à Glatz, pour déloger de la principauté les Autrichiens qui voulaient s'y établir. Nassau délogea sans peine les Hongrois de Troppau, et dès que M. de Traun fut de retour de Moravie, il fondit brusquement sur Oderberg, et de là sur Ratibor. Trois mille ennemis furent surpris dans cette ville; les Hongrois tentèrent vainement de s'ouvrir un passage à la pointe de l'épée, et cette entreprise leur ayant manqué, ils voulurent se sauver par le pont de l'Oder : le monde qui se pressait d'y passer, le fit rompre; en même temps les Prussiens forcèrent la ville, et ce qui ne périt pas par le fer, se noya ou fut fait prisonnier. Un autre corps hongrois, commandé par le général Karoly, n'attendit pas l'approche de M. de Nassau, et se retira de Pless dans la principauté de Teschen.

Dans ce temps-là, M. de Lehwaldt s'avançait vers Wenzel Wallis, qui s'était porté sur Habelschwerdt : cette ville est située dans une vallée qui confine à la Moravie. Lehwaldt entra par Johannesberg dans le pays de Glatz, et se trouva bientôt vis-à-vis des ennemis, postés dans un terrain avantageux auprès du village de Plomnitz; un ruisseau serpentait devant leur front, dont les bords, en bien des<89> endroits, étaient d'un accès difficile. Rien n'arrêta M. de Lehwaldt; il attaqua les Autrichiens;89-9 les troupes surmontèrent tous les obstacles : elles franchirent le ruisseau, gravirent contre la montagne, et fondirent si brusquement et avec tant d'audace sur l'ennemi, qu'elles le chassèrent de son poste. Les Autrichiens tentèrent de se reformer dans un bois qui était derrière le champ de bataille; mais les grenadiers prussiens les poursuivirent avec la baïonnette aux reins, ce qui les empêcha de se reformer. Derrière ce bois il y avait une petite plaine, puis un taillis, dont l'ennemi tenta pour la seconde fois de profiter; mais on l'attaqua si impétueusement, que la confusion devint totale, et la fuite, générale. Lehwaldt n'avait que quatre cents hussards, qu'on crut suffire dans un pays montueux et difficile; s'il avait eu plus de cavalerie, peu d'ennemis auraient échappé. Ce corps, qui s'enfuit en Bohême, perdit neuf cents hommes à cette affaire. Wallis, qui le commandait, était dans une chapelle de saint, comme un autre Moïse, à élever les bras au ciel, et implorer son secours pour les Autrichiens qui se battaient. On vint lui dire : " Vos gens sont battus; vous n'avez point de temps à perdre : sauvez-vous, ou l'ennemi vous prend. " Wallis monta à cheval et piqua des deux. Voilà l'unique part qu'il eut à cette action. Les Prussiens y prirent trois canons, et cent hommes furent faits prisonniers. Cette affaire ne leur coûta que trente soldats tant morts que blessés. On regretta beaucoup le brave colonel Gaudi,89-a officier de réputation; il avait rendu un service important au feu roi, au siège de Stralsund : il enseigna un passage par lequel on se rendit maître du retranchement des Suédois en le tournant du côté de la mer, qui alors était basse. Tant de succès, qui se suivirent de si près, encouragèrent les Prussiens, et ôtèrent aux troupes de la Reine l'envie de prolonger davan<90>tage cette campagne. Chacun retourna de son côté dans les quartiers d'hiver, et demeura tranquille chez soi.

La fortune avait encore marqué sa faveur aux Prussiens par la naissance d'un fils dont la princesse de Prusse accoucha;90-10 ce qui assurait la succession à la branche régnante, qui jusqu'alors ne s'était étendue qu'aux trois frères du Roi.

A Berlin, la cour attendait l'arrivée du maréchal de Belle-Isle, que Louis XV envoyait à ses alliés pour concerter avec eux les mesures à prendre pour l'ouverture de la campagne prochaine. Le Maréchal s'était rendu à Munich, de là à Cassel, où il fut averti d'éviter, pour se rendre à Berlin, le chemin par le pays de Hanovre : on lui indiqua une route plus sûre qui menait par le Eichsfeld à Halberstadt. Le Maréchal, imbu de son caractère d'ambassadeur et du titre de prince d'Allemagne, rejeta cet avis, et par une suite de cet aveuglement, il suivit le chemin ordinaire. A peine arrive-t-il à Elbingerode, que des dragons hanovriens l'arrêtent;90-a il eut la présence d'esprit de déchirer tous ses papiers. On le mène en triomphe à Hanovre, où le conseil s'applaudit d'avoir pris un maréchal de France, l'homme de confiance de la ligue de Francfort, enfin un homme qui jouait un si grand rôle en Europe. Il est transféré en Angleterre : on lui donne pour prison le château de Windsor, où il reste quelques mois; et il ne fut échangé qu'après la bataille de Fontenoi. La fierté du roi de France souffrait de l'affront que les Hanovriens lui faisaient dans la personne de son ambassadeur. On disait à Versailles que les Hanovriens avaient manqué dans cette occasion au respect dû à la majesté impériale et au droit des gens, en arrêtant sur les grands chemins et comme un voleur un homme revêtu d'un caractère public. On disait à Londres qu'après la déclaration de guerre, tout officier français qui passait sans passe-port sur les terres du roi d'Angleterre, pouvait être arrêté<91> de bon droit; qu'on regardait le maréchal de Belle-Isle comme officier et point comme ambassadeur, que ce caractère, n'étant point indélébile, n'était valable qu'à la cour où le ministre est accrédité. Il n'y avait proprement que la vengeance du roi d'Angleterre d'intéressée à l'humiliation du maréchal de Belle-Isle : George le regardait comme l'auteur de la guerre d'Allemagne, comme un homme qui l'avait forcé à donner sa voix à l'empereur Charles VII, et qui l'avait contraint, l'année 1741, d'accepter la neutralité, lorsque le maréchal de Maillebois menaçait l'électorat de Hanovre; le maréchal de Belle-Isle était donc regardé comme l'ennemi juré de la maison de Brunswic.

A ces désagréments publics qu'essuyait Louis XV, il s'en joignait de particuliers. La duchesse de Châteauroux, exilée de Metz, mourut de douleur d'avoir essuyé un traitement aussi rigoureux. La convalescence du Roi ranima ses premières passions : l'Amour, que la Religion avait offensé, s'en vengea à son tour en ranimant dans le cœur du Roi la passion la plus vive qu'il eût jamais eue pour sa maîtresse. Dans le temps qu'on négociait son retour, il apprend qu'il l'a perdue pour toujours. Jamais sacrement ne causa tant de remords que celui que Louis XV avait reçu à Metz : il se reprocha la mort d'une personne qu'il avait tendrement aimée; des désirs qu'il ne pouvait plus satisfaire, et des regrets inutiles émurent si violemment la sensibilité, qu'il se retira pour quelque temps du monde, accablé de tristesse. Si la maladie de ce prince fut funeste à ses alliés et à sa maîtresse, elle lui procura au moins la satisfaction la plus douce qu'un souverain puisse avoir, le nom de Louis le Bien-Aimé, désignation préférable au titre de Saint et de Grand, que la flatterie, et rarement la vérité, donne aux rois.

Si le roi de France éprouvait des contre-temps, la Prusse était exposée à des malheurs plus réels depuis la mauvaise campagne de 1744 en Bohême : elle était devenue, d'auxiliaire qu'elle était, partie belligérante, et le théâtre de la guerre, qui avait été en Alsace, s'était<92> transporté sur les frontières de la Silésie. La mauvaise volonté des Saxons s'était manifestée assez ouvertement pour prévoir que, si cela dépendait d'eux, ils tâcheraient d'attirer la guerre au cœur des anciens États prussiens. Il fallait, pour résister à ces ennemis, des dépenses exorbitantes, et avec cela même il aurait été presque impossible d'éviter la ruine du plat pays. Ces considérations faisaient envisager la paix comme Tunique moyen de se tirer d'une situation aussi critique. La Fiance s'était engagée d'assister efficacement les Prussiens; le Roi écrivit une lettre pathétique à Louis XV, pour lui rappeler ses engagements : il parut par sa réponse qu'il était aussi froid pour l'intérêt de ses alliés, que sensible aux siens propres; cependant la guerre de Bohême ne s'était faite que pour sauver l'Alsace.

Il ne manquait plus pour embrouiller davantage la politique des puissances européennes, que la mort de l'empereur Charles VII : ce prince décéda le 1892-a de janvier de l'année 1745. Il poussa la bienfaisance à l'excès, abusant de sa libéralité à un tel point, qu'il fut réduit lui-même à l'indigence; il perdit deux fois ses États, et, sans sa mort, qui prévint les malheurs qui l'attendaient, il serait sorti pour la troisième fois de sa capitale en fugitif. Le décès de ce prince fut le moment de la dissolution de la ligue de Francfort, à laquelle les Français avaient déjà porté atteinte en ne remplissant aucun des articles de cette alliance. Le nom de l'Empereur avait légitimé l'association des princes qui avaient pris sa défense; toutes leurs démarches avaient été conformes aux lois de l'Empire : dès qu'il ne fut plus, l'objet de cette liaison finissait; les princes de l'Empire n'avaient plus un but commun, et les mêmes intérêts ne les attachaient plus à ceux de la Prusse. Il était facile de prévoir que la nouvelle maison d'Autriche tenterait l'impossible pour faire rentrer dans sa maison la couronne impériale. A Versailles, on regardait en secret la mort de l'Empereur comme un heureux dénoûment, qui allait terminer les embarras de<93> la France : on était las des subsides considérables qu'on lui payait, et l'on se flattait de faire avec la reine de Hongrie un troc de la couronne impériale contre une bonne paix. Ce qui donnait le plus d'avantage à la cour de Vienne pour cette élection, c'était que le tiers des électeurs étaient aux gages du roi d'Angleterre, et que l'électeur de Mayence, dont l'influence avait du poids dans les délibérations de l'Empire, était dévoué à la reine de Hongrie. De plus, quel candidat pouvait-on trouver pour l'opposer au grand-duc de Toscane? L'Électeur palatin était trop faible, le jeune électeur de Bavière n'avait point encore atteint l'âge éligible prescrit par la bulle d'or. Le trône impérial était regardé comme incompatible avec celui de la Pologne, ce qui semblait proscrire l'électeur de Saxe; il ne restait donc que le grand-duc de Toscane, soutenu par les armées de la reine de Hongrie, par l'argent des Anglais et par les intrigues du clergé. La cour de Versailles sentait les difficultés qu'elle rencontrerait cette fois à exclure le grand-duc du trône; elle voulut cependant lui susciter des rivaux, pour améliorer les conditions de son accommodement, Le comte de Saxe contribua le plus à décider le choix de la cour sur Auguste III, roi de Pologne. M. d'Argenson saisit vivement cette idée, dans la vue de brouiller par cette rivalité le roi de Pologne et la reine de Hongrie : il ne crut trouver d'opposition à l'exécution de ce projet que de la part de la Prusse; il était exactement informé des sujets de mécontentement qui subsistaient entre ces deux princes.

En effet, le roi de Pologne n'avait rien négligé pour rendre le roi de Prusse irréconciliable. Dès le commencement de l'année 1744, Auguste avait essayé de faire accéder la république de Pologne à l'alliance qu'il venait de conclure avec la maison d'Autriche, et qui n'était proprement qu'un renouvellement de garantie de la pragmatique sanction. Il représenta à la diète de Varsovie la nécessité d'augmenter l'armée de la couronne de vingt mille hommes, pour résister aux desseins d'un voisin ambitieux, qui allait incontinent fondre sur la<94> République; il conclut une alliance offensive et défensive avec la Russie : tout le monde se disait à l'oreille que c'était contre la Prusse. Le roi de Pologne ayant passé par la Silésie pour se rendre à la diète de Pologne, il n'y eut point d'impostures qu'il ne débitât, tant à Varsovie qu'aux autres cours de l'Europe, sur le peu d'égards qu'on avait eus pour sa famille et pour sa personne, quoique tous les respects qu'on doit aux têtes couronnées lui eussent été rendus. Le passage des troupes prussiennes par la Saxe fit crier encore plus fort : on leur alléguait un exemple pareil, que, l'année 1711, les Saxons avaient passé par le Brandebourg pour attaquer les Suédois; ils trouvaient ces exemples bons pour eux et mauvais pour les autres. On avait offert au roi de Pologne d'avoir soin de ses intérêts, de marier la princesse Marianne sa fille au fils de l'Empereur; les ministres prussiens et français n'épargnèrent pas même des offres considérables pour gagner le comte de Brühl, et pour lui persuader de prendre le parti de l'Empereur; le tout en vain : la place était déjà prise et occupée par les Anglais, les Autrichiens et les Russes. Tant de traits de mauvaise volonté de la part des Saxons, n'empêchèrent pas qu'avant la guerre le Roi ne permît à six régiments qu'ils avaient en Pologne, de traverser la Silésie pour se rendre en Lusace.

Selon le traité que le roi de Pologne avait avec la reine de Hongrie, il ne devait en cas de guerre lui fournir que six mille hommes. Dès que les Prussiens furent en Bohême, vingt-deux mille Saxons se joignirent aux Autrichiens, et la Saxe interdit aux Prussiens le passage des vivres et des munitions de guerre : cela était équivalent à une déclaration de guerre dans les formes. Le roi de Prusse crut devoir avertir ces voisins si acharnés contre lui, des mauvaises affaires qu'ils allaient s'attirer à eux-mêmes : cette déclaration, peut-être faite à contre-temps, révolta leur amour-propre, et augmenta encore la haine qu'ils avaient pour les Prussiens. Lorsque les Prussiens abandonnèrent la Bohême, le comte Brühl attribua leur malheur à son<95> habileté : il se vantait que la reine de Hongrie devait la Bohême à la valeur des troupes saxonnes, qui en avaient chassé les Prussiens.

Brühl, non content de ces fanfaronnades, avait surtout à cœur de brouiller le roi de Prusse avec la république de Pologne. Il faut se rappeler qu'il y a une loi sévère dans cette république contre ceux qui corrompent un membre de la diète : Brühl, à force de récompenses, engagea un staroste, nommé Wilczewski, à déclarer en pleine diète que le ministre prussien l'avait corrompu moyennant la somme de cinq mille ducats; il le fit d'un air repentant et de vérité qui aurait pu séduire; mais il fut sévèrement examiné, et confondu par ses propres dépositions. La diète de Varsovie fut rompue incontinent, après avoir rejeté l'alliance de l'Autriche et l'augmentation de l'armée.

La Pologne fourmillait alors de mécontents, comme c'est l'ordinaire dans les États républicains, où la liberté ne se soutient que par les partis différents qui contiennent alternativement l'ambition de la faction contraire. Ces mécontents offrirent au roi de Prusse de faire une confédération contre les Czartoryski, les Potocki, ou proprement contre Auguste III. C'aurait été le moyen de susciter bien des embarras au roi de Pologne; mais le roi de Prusse, qui loin de vouloir attiser le feu de la guerre, voulait l'éteindre, eut assez de modération pour conseiller à ces palatins de ne point troubler la tranquillité de leur patrie; il fit même offrir à ce roi qui l'avait tant offensé, et qui voulait retourner en Saxe, toutes les sûretés pour son passage par la Silésie. Les refus d'Auguste III ne se ressentirent pas de la politesse qui régnait autrefois à sa cour : il prit le chemin de la Moravie, province dont il méditait la conquête en 1742. Il s'aboucha avec l'Empereur à Olmütz, d'où il poursuivit son chemin par Prague pour se rendre à Dresde. Brühl et son épouse se rendirent à Vienne, où ils recueillirent les fruits de leurs iniquités.

Dès que Brühl fut de retour à Dresde, il expédia son premier commis, son homme de confiance, un certain Saul, à la cour de<96> Vienne, pour régler avec Bartenstein, ministre de la Reine, le partage de la Silésie. Ce fut un article secret qu'on ajouta au traité de Varsovie.96-a On promettait au roi de Pologne la principauté de Glogau et celle de Sagan : il s'engageait à faire agir offensivement ses troupes en Silésie, à renoncer à ses prétentions à la couronne impériale, et à donner sa voix au grand-duc de Toscane; il offrait de plus de porter son corps d'auxiliaires au nombre de trente mille hommes. On diffère sur les avantages que la reine de Hongrie promit au roi de Pologne : quelques personnes prétendent que la cour de Vienne s'engagea simplement d'avoir soin de ses intérêts à la pacification générale, et qu'elle promit au comte Brühl la principauté de Teschen avec la dignité de prince de l'Empire. Quoi qu'il en soit, il n'est pas naturel que le Roi ait été séduit par ces dernières conditions : la vraisemblance donne du poids au partage de la Silésie qui fut stipulé par le traité; et ce qui augmente les apparences, c'est que le comte de Saint-Séverin, qui était pour lors ambassadeur de France en Pologne, crut avoir découvert cette particularité, dont le bruit était assez généralement répandu.

Tant de traités entre la cour de Vienne et celle de Dresde augmentaient les ombrages que la Prusse en devait prendre. Le temps d'ouvrir la campagne approchait. Cagnoni,96-b chargé des affaires de la Prusse à Dresde, reçut ordre de faire expliquer le comte de Brühl à quel usage il destinait les troupes saxonnes qui étaient en Bohème, et, en un mot, de tirer de lui une déclaration catégorique, si ces troupes attaqueraient les provinces de la domination prussienne ou<97> non : Brühl battit la campagne, et crut dissimuler ses intentions, qui étaient connues à toute l'Europe. Ces deux cours étaient en ces termes, lorsque la France fit proposer au Roi de mettre la couronne impériale sur la tête d'un ennemi qui l'avait si grièvement offensé. Si ce prince n'avait consulté que son ressentiment, il aurait rejeté bien loin une telle proposition. Il prit un parti plus modéré. La saine politique demandait qu'il employât tous les moyens de désunir deux ennemis qui s'étaient ligués contre lui : au cas que le titre d'Empereur flattât le roi de Pologne, ses prétentions et celles de la reine de Hongrie devaient les rendre irréconciliables; alors le Roi avait beau jeu, car en s'accommodant avec la maison d'Autriche, il pouvait frustrer Auguste du trône qu'il briguait. Mais ce qui rendait ce projet de la France impossible dans l'exécution, c'est que la couronne impériale et celle de Pologne ne pouvant pas être sur la même tête, il aurait fallu préalablement qu'Auguste abdiquât celle de Pologne, ce qui ne lui était pas permis selon les lois de ce royaume. Le roi de Prusse ne fit donc point le difficile, il se prêta à tout ce que la France exigeait de lui pour travailler conjointement avec elle à ce projet chimérique. M. le chevalier de Court avait été chargé de cette négociation à Berlin : il s'était attendu à trouver de la part du Roi plus de résistance à consentir à l'élévation de son ennemi, et il prit son consentement pour une marque de la condescendance de ce prince pour sa cour.

Mais le Roi n'eut pas lieu d'être aussi satisfait des plans que ce ministre proposait pour la campagne prochaine. Malgré ses paroles emmiellées, on s'apercevait que le dessein de la France n'était point de faire des efforts en faveur de ses alliés. On ne voulait prendre aucun arrangement pour les subsistances de l'armée de Bavière; on voulait traîner le plus que l'on pourrait l'ouverture de la campagne. Les Allemands devaient assiéger Passau; les Français, Ingolstadt; et personne ne pensait aux entreprises que les Autrichiens pouvaient tenter dans cet intervalle. L'armée de M. de Maillebois s'était retirée<98> de la Lahn derrière le Main : les Français voulaient la renforcer et la laisser dans l'inaction. Les principales forces de cette monarchie devaient se porter en Flandre, où Louis XV avait résolu de faire une seconde campagne; et la diversion dans le pays de Hanovre, stipulée par le traité de Versailles, fut absolument rejetée alors par le ministère. Après que le Roi eut épuisé toutes les raisons qui auraient pu faire changer de sentiment le ministre de France, il dressa une espèce de mémoire, qu'il envoya à Louis XV, dans lequel les opérations militaires des armées étaient adaptées aux vues politiques des deux cours. Leurs mouvements étaient compassés à la situation actuelle où elles se trouvaient, aux conjonctures présentes, et à la possibilité de l'exécution. Il y était proposé de porter l'armée de Maillebois au delà de la Lahn, entre la Franconie, la Westphalie et le Bas-Rhin, afin de brider l'électeur de Hanovre par ce voisinage, et de l'empêcher de reconnaître la voix de Bohême et de favoriser l'élection du Grand-Duc; cette armée servait de plus à tenir tous ces cercles en respect, de même qu'à protéger l'Électeur palatin, le landgrave de liesse et tous les alliés du défunt Empereur. Quand même ce moyen ne se trouvait pas suffisant pour exclure entièrement le Grand-Duc du trône impérial, il rendait toujours les Français maîtres de traîner cette élection; et qui gagne du temps a tout gagné. Le Roi insistait également pour qu'on pourvût l'armée de Bavière de subsistances, plus d'un bon général, et qu'elle s'assemblât aussitôt que les Autrichiens commenceraient à remuer dans leurs quartiers, afin que les Prussiens et les Bavarois fissent leurs renforts en même temps contre leurs communs ennemis. Il prévenait en même temps ses alliés que la campagne de 1744 l'ayant fait revenir des pointes, il ne s'enfoncerait plus dans les pays de la Reine qu'autant qu'il pourrait être suivi de ses subsistances; qu'ayant les Autrichiens et les Saxons sur les bras, étant de plus menacé des Russes, il avait besoin de redoubler de prudence; et que si les Français ne prenaient pas de<99> bonnes mesures pour traverser l'élection impériale, il se trouverait nécessité à faire sa paix avec la reine de Hongrie. Les Français envoyèrent sur cela M. de Valori à Dresde, pour persuader au roi de Pologne de briguer le trône impérial; mais le traité de Varsovie, la prépondérance des Russes à cette cour, et les guinées anglaises liaient les mains aux Saxons.

Ce prélude confirmait la cour de Berlin dans l'opinion que le Grand-Duc deviendrait Empereur; que l'armée des alliés serait malheureuse en Bavière; que les Français n'auraient à cœur que leur campagne de Flandre; et que leurs alliés feraient sagement de penser à eux-mêmes. Il aurait été à souhaiter qu'on eût pu parvenir à pacifier tous ces troubles, pour prévenir une effusion de sang inutile; mais les tisons de la Discorde jetaient de nouvelles étincelles sur toute l'Europe, et la bourse des grandes puissances n'était pas encore épuisée. Les Prussiens entamèrent à tout hasard une négociation avec les Anglais : ils se fondaient sur l'espérance de trouver alors les esprits plus enclins à la paix, et sur une révolution qui venait d'arriver dans le ministère anglais. La nation anglaise avait perdu l'affection qu'elle avait pour le lord Carteret,99-a depuis qu'il avait fait le traité de Worms : on lui reprochait d'être emporté et fougueux, et que les saillies de sa vivacité outraient toute chose. Un mécontentement général obligea le Roi à renvoyer un ministre qui était entré dans toutes ses vues, et qui couvrait sous l'apparence de l'intérêt national tous les pas que George faisait en faveur de son électorat. Ce prince eut la mortification de ne pas pouvoir disposer des sceaux, et fut obligé de les remettre au duc de Newcastle; le lord Harrington devint ministre : le peuple appela ce nouveau conseil la faction des Pelham, parce que ceux qui le composaient, étaient de cette famille.

<100>Ces nouveaux ministres écartèrent toutes les créatures de Carteret; mais ils ne pouvaient rompre les traités qu'il avait conclus, ni changer subitement le mouvement impulsif qu'il avait donné aux affaires générales de l'Europe. Carteret était faux et fourbe, sans garder les ménagements que les caractères les plus malhonnêtes emploient pour déguiser leurs vices : Harrington avait la réputation d'homme de probité; plus timide que son prédécesseur, mais remplaçant ce défaut par toutes les qualités d'une âme bien née. Prévenu par le caractère personnel du ministre, on tenta si, par son moyen, on ne pourrait pas parvenir à ramasser quelques fondements pour la paix générale. Voici quelques idées esquissées qu'on lui communiqua : on pourvoira Don Philippe d'un établissement en Italie; la France gardera de ses conquêtes Ypres et Furnes, moyennant quoi l'Espagne prolongera pour vingt années, ou plus, la contrebande des Anglais; tous les alliés reconnaîtront Empereur le grand-duc de Toscane; la Prusse demeurera en possession de la Silésie, selon que le contient le traité de Breslau. Les ministres anglais déclinèrent d'entrer en négociation sur ces articles : c'est que le Roi désirait la continuation de la guerre, et qu'il contrecarra toutes les mesures des Pelham pour la terminer. La cause de ces refus obstinés fut enfin découverte à la Haye. Le plus beau génie d'Angleterre et en même temps le plus éloquent, le lord Chesterfield, était alors ambassadeur en Hollande : il ne cacha point au comte de Podewils, ministre de Prusse auprès des états généraux, que le traité de Varsovie donnait des entraves à la bonne volonté des Pelham; que, par conséquent, le roi de Prusse ne devait point se laisser arrêter100-a par des négociations, mais s'opposer vigoureusement aux desseins de ses ennemis, qui tramaient sa perte. Cela n'empêcha pas que les fréquentes insinuations du ministre prussien à Londres ne conciliassent entièrement au roi<101> de Prusse l'affection du nouveau ministère, qui fit assurer ce prince qu'il n'attendait que les occasions pour le servir.

Le conseil de mylord Chesterfield était le meilleur qu'on pût suivre. On continua de négocier; mais l'attention principale du Roi se tourna sur tous les objets qui pouvaient lui assurer d'heureux succès pour la campagne prochaine. Un des objets les plus importants était de former en Silésie de gros magasins pour l'armée; rien ne fut épargné pour les rendre considérables. On fit des efforts pour recompléter les troupes. Le soldat était largement entretenu dans les quartiers d'hiver; la cavalerie était remontée et complète; plus de six millions furent tirés du trésor pour fournir à tant de frais; outre cela, les états avancèrent en guise d'emprunt un million cinq cent mille écus. Toutes ces sommes fuient dépensées pour que le Roi pût réparer, en 1745, les fautes qu'il avait faites en Bohême en 1744. Après avoir mis la dernière main à ces préparatifs, le Roi partit de Berlin101-11 pour se rendre en Silésie.

Il apprit en chemin que l'électeur de Bavière avait signé avec la reine de Hongrie le traité de Füssen. Voici comment cette paix fut amenée. Immédiatement après la mort de l'Empereur, Seckendorff s'était démis du commandement de l'année; mais il en avait si mal disposé les quartiers, que ces troupes étaient toutes éparpillées : le terrain qu'elles occupaient, était trop vaste, et les Autrichiens étaient maîtres des places fortes et du cours du Danube. Les Autrichiens, qui voyaient de quelle importance il était pour eux de finir d'un côté avant de commencer leurs opérations d'un autre, jugèrent par la position des Bavarois et de leurs alliés qu'ils en auraient bon marché. M. de Batthyani prévint ses ennemis, qui étaient au triple plus forts que lui, mais qui ne voulaient s'assembler qu'à la fin de mai. Batthyani, à la tête de douze mille hommes qui faisaient toutes ses forces, parait entre Braunau et Schärding; il fond sur les quartiers dispersés<102> des alliés, et leur prend Pfarrkirchen, Vilshofen et Landshut, avec le peu de magasins que les Bavarois y avaient amassés, en même temps qu'un autre détachement d'Autrichiens passe le Danube à Deckendorf, coupe les Hessois des Bavarois, les oblige à passer l'Inn, ensuite à mettre les armes bas, et chasse les Bavarois fugitifs au delà de Munich. Le jeune électeur, à peine souverain, est obligé de quitter sa capitale à l'exemple de son père et de son grand-père; il se retire à Augsbourg. M. de Ségur, avec les Français et les Palatins qu il avait sous son commandement, n'éprouva pas un sort plus favorable : il fut battu, en se retirant, auprès de Pfaffenhofen : les Autrichiens occupèrent en même temps le pont du Rhin, ce qui le mit dans la nécessité de gagner Donauwerth avant l'ennemi.

Tandis que les Bavarois, fuyant comme un troupeau sans berger, se sauvaient à Friedberg, Seckendorff reparut à la cour de l'électeur de Bavière dans ce bouleversement total, non point comme un héros qui trouve des ressources dans son génie quand le vil peuple désespère, mais comme une créature de la cour de Vienne, et avec l'intention de séduire un jeune prince sans expérience et accablé de malheurs. Les Français avaient déjà, dès la campagne précédente, soupçonné ce maréchal de s'être laissé corrompre, parce qu'en Alsace il n'avait pas agi contre les Autrichiens conformément à ce qu'on devait attendre de lui : on l'avait trouvé sans énergie lorsqu'il attaquait l'ennemi, et mou dans la poursuite, lorsqu'il pouvait le détruire. On l'accusait d'avoir exprès séparé les quartiers des alliés, pour les livrer pieds et poings liés à leurs ennemis. On avançait même qu'il avait reçu de la reine de Hongrie trois cent mille florins des arrérages qui lui étaient dus par l'empereur Charles VI, pour décider l'électeur de Bavière à faire sa paix. Il est apparent que la cour de Vienne; lui avait fait entrevoir des avantages : on pouvait lui avoir promis cette somme; mais alors la cour de Vienne n'était guère en état de l'acquitter. Ce qui dépose le plus contre lui, ce sont les mou<103>vements qu'il se donna pour accélérer ce traité de Füssen : il produisit de fausses pièces au jeune électeur; il lui montra des lettres supposées du roi de Prusse, dans lesquelles celui-ci lui faisait part de la paix qu'il allait conclure avec la reine de Hongrie; il releva des avantages imaginaires que les armes de cette princesse avaient remportés en Flandre et en Italie : enfin, il le conjura de terminer ses différends avec cette princesse, pour éviter sa ruine totale. L'Électeur, jeune et sans expérience, se laissa entraîner par les créatures de la cour de Vienne, dont Seckendorff l'avait environné. L'Empereur son père lui avait dit en mourant : " N'oubliez jamais les services que le roi de France et le roi de Prusse vous ont rendus, et ne les payez pas d'ingratitude. " Ces paroles, qu'il avait dans l'esprit, rendirent un moment sa plume immobile entre ses doigts; mais l'abîme où il se trouvait, les impostures de Seckendorff, et l'espérance d'une meilleure fortune, le déterminèrent à signer le traité de Füssen, le 22 d'avril de l'année 1745. Par ce traité, la reine de Hongrie renonça à tout dédommagement, et promit de restituer l'Électeur dans la possession entière de ses États : de son côté, l'Électeur renonça, pour lui et pour sa postérité, à toutes les prétentions que la maison de Bavière avait aux États de la maison d'Autriche; il adhéra à l'activité de la voix de Bohême, et engagea la sienne pour l'élection du Grand-Duc à la dignité impériale; il promit de plus de renvoyer ses auxiliaires, à condition qu'ils ne seraient point inquiétés dans leur retraite, et que la reine de Hongrie s'engagerait à ne plus tirer de contributions de la Bavière. Ces derniers articles furent si mal observés par les Autrichiens, qu'ils désarmèrent les Hessois et les menèrent comme prisonniers en Hongrie, et que, sous prétexte d'arrérages, ils tirèrent encore de grosses contributions de la Bavière. C'est ainsi que finit la ligue de Francfort; et les Autrichiens firent voir que, lorsqu'ils sont soutenus par la prospérité, rien n'est plus dur que le joug qu'ils imposent. Mais quel spectacle plus instructif pour les bisognosi di gloria, et pour les<104> politiques qui se flattent de déterminer les futurs contingents, que le résumé des faits qui arrivèrent au commencement de cette année? L'Empereur meurt; son fils fait la paix avec la reine de Hongrie; le grand-duc de Toscane va devenir Empereur; le traité de Varsovie ligue la moitié de l'Europe contre la Prusse; l'argent prussien contient la Russie dans l'inaction; l'Angleterre commence à pencher pour la Prusse. Le Roi avait bien pris ses mesures pour se défendre; c'était donc de la campagne qui allait s'ouvrir que devait dépendre la réputation, la fortune et le destin des Prussiens.


100-a Le mot que nous avons remplacé par arrêter, a été oublié par l'Auteur dans le manuscrit original.

101-11 15 mars.

87-a Thierry ou Didier, prince d'Anhalt-Dessau. Voyez t. II, p. 127.

88-8 1745.

89-9 13 février. [Combat de Plomnitz ou de Habelschwerdt, 14 février 1745].

89-a André-Erhard de Gaudi, père de celui qui fut lieutenant-général et ami de Frédéric le Grand, était colonel dans le régiment d'infanterie de Schlichting, no 2. Voyez t. I, p. 156.

90-10 Octobre 1744 [25 septembre].

90-a 20 décembre 1744. Voyez Mémoires de Valori, t. I, p. 206 et 207.

92-a Le 20 janvier.

96-a Si par article secret qu'on ajouta au traité de Varsovie, le Roi veut parler du Traité de partage éventuel, conclu à Leipzig, le 18 mai 1745, par Auguste, roi de Pologne (voyez de Hertzberg, Recueil des déductions, manifestes, déclarations, traités, etc., 2e édition. Berlin, 1790, t. I, p. 28-30), il n'en a pas indiqué assez exactement le contenu.

96-b Charles de Cagnoni, natif de Naples, est cet habile diplomate dont il a été fait mention t. I, p. 199. Frédéric le Grand le fit agréger à l'Académie des Sciences en 1751, et le nomma même un des quatre curateurs. Plus tard, il se retira à Naples.

99-a John Carteret (voyez t. II, p. 16, et ci-dessus, p. 17-21), né en 1690, devint à la mort de sa mère, le 18 octobre 1744, vicomte Carteret et comte Granville.