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5. DU MÊME.

Paris, 29 mars 1766.



Sire,

M. Bitaubé,3_339-a qui retourne à Berlin, s'est chargé de mettre aux pieds de V. M. les sentiments de respect et de reconnaissance que je lui dois à tant de litres, et dont j'ose croire qu'elle est bien persuadée. Ces sentiments, Sire, prendraient, s'il était possible, une nouvelle force par l'impuissance où ma faible santé me met en ce moment d'aller moi-même les renouveler à V. M. C'est le plus grand chagrin que me cause mon état, sur lequel j'ai d'ailleurs pris mon parti, et qui finira quand il plaira à la destinée ou à la nature. J'envie à M. Bitaubé l'honneur qu'il aura d'approcher V. M., si elle veut bien le lui permettre. Je crois qu'elle le trouvera digne de ses bontés; il a bien mis à profit le temps qu'il a passé en France, et il en est parti avec les regrets et l'estime de tous ceux qui l'ont connu.

On m'écrit, Sire, que M. Euler quitte Berlin pour Pétersbourg.3_339-b J'avais cru que les bontés de V. M. le fixeraient à jamais dans ses États, et je ne puis, comme je le lui ai écrit à lui-même, que désapprouver beaucoup à tous égards le parti qu'il veut prendre, ou qu'il a peut-être déjà pris, et dont j'ignore encore les vrais motifs. Quelles que soient ses raisons, je dois avouer, Sire, que cette perte me paraît presque irréparable pour l'Académie. Je ne connais qu'un seul homme qui pût y remplacer dignement M. Euler; c'est un géomètre de Turin, nommé M. de la Grange,3_339-c qui est encore jeune, aussi estimable par son caractère que par ses talents, et destiné, je crois, à aller plus<340> loin en mathématiques que M. Euler et qu'aucun de nous. Il a déjà remporté avec la plus grande distinction deux prix dans l'Académie des sciences de Paris, et vraisemblablement ce ne seront pas les derniers. Je crois qu'il ne serait pas éloigné d'aller s'établir à Berlin, si on lui faisait un sort plus heureux que celui qu'il a dans sa patrie; car il n'est pas mieux traité à Turin que je le suis en France. Si V. M., comme je le présume, juge nécessaire de remplacer le grand vide que le départ de M. Euler va laisser dans l'Académie, j'exécuterai les ordres qu'elle voudra bien me donner à ce sujet, et, sans la compromettre, je pressentirai M. de la Grange sur ses dispositions et sur ce qu'il pourrait désirer.

La dernière lettre que V. M. m'a fait l'honneur de m'écrire au sujet de ma situation et des injustices que j'ai essuyées m'a pénétré de la plus vive reconnaissance; j'y ai trouvé les sentiments d'un philosophe, et permettez-moi d'ajouter, Sire, les bontés d'un père. Pourquoi ne donnerais-je pas à V. M. le plus doux et le plus respectable de tous les noms qui attachent entre eux les hommes? J'ai suivi ses conseils, j'ai fait à un homme en place injuste les remercîments que je lui devais suivant l'usage; mais j'espère n'être pas dans le cas de lui en faire souvent de pareils, étant bien déterminé à ne plus m'exposer à de pareils refus. En lisant, Sire, et relisant vos dernières lettres, et en admirant la sagesse de vos leçons, dont j'ai profité, je me suis rappelé un mot bien vrai du respectable mylord que V. M. aime et estime à si juste titre : « Voilà, me disait-il un jour en me montrant V. M., voilà le véritable philosophe. » Je sens tous les jours de plus en plus combien mylord Marischal avait raison. Conservez, Sire, ce philosophe au monde, qui a besoin de pareils exemples; conservez-vous pour le bonheur de vos sujets, et j'ose ajouter, pour la consolation d'un de vos disciples en philosophie, qui a du moins le mérite de bien sentir tout le prix d'un tel maître et d'un tel modèle, et de lui être inviolablement dévoué.

<341>J'ai lu les Lettres sur les miracles3_341-a dont V. M. m'a fait l'honneur de me parler. Il y en a de bien raisonnées; il y en a de plaisantes; il y en a que l'auteur aurait pu retrancher. L'auguste parlement de Paris ne leur a point encore fait la grâce de les brûler suivant son usage; il a pour le présent d'autres affaires, et l'embarras où il se trouve laisse respirer un peu la philosophie, dont nos pédants en robe n'ont pas moins juré la perte que des jésuites, mais qui ne périra pas comme eux.

Continuez, Sire, à faire de votre vivant des miracles que la raison ne contredira point, et qui valent bien ceux que tant d'hommes inutiles et méprisés pendant leur vie ont prétendu faire après leur mort. Un grand roi est fait pour l'histoire, et non pour le calendrier.

Mais je m'aperçois un peu tard que j'abuse du temps et de l'indulgence de V. M. par une trop longue lettre; je termine donc celle-ci en la priant de me conserver ses bontés, et d'être bien persuadée du profond respect, de l'attachement inviolable et de l'admiration avec laquelle je serai toute ma vie, Sire, etc.


3_339-a Voyez t. XXIII, p. 463.

3_339-b Voyez t. XX, p. XIV-XVI, 233 et 234, nos 21 et 22.

3_339-c Voyez t. XXIV. p. 444 et suivantes.

3_341-a Questions sur les miracles, par Voltaire. Voyez ses Œuvres, t. XLII, p. 143 et suivantes.