<552>J'en viens maintenant à Lycurgue; il ne voulut pas former un peuple d'efféminés : il éleva durement la jeunesse, pour la rendre propre aux armes et aux fatigues de la guerre. Sa république était petite : elle pouvait, dans les temps où Lycurgue vivait, se passer d'argent; on ne faisait la guerre que trois mois de l'année. Les autres Grecs de même; chacun était obligé de se pourvoir de vivres pour ce temps. Vous voyez donc que le vol de la jeunesse ne pouvait consister qu'à détourner quelques comestibles qu'on servait sur les tables publiques, ce qui ne tirait pas à conséquence. Dans notre siècle, une république ou une monarchie gouvernée à la lacédémonienne serait la proie de ses voisins; il suffirait d'une campagne pour en faire la conquête. Il faut donc avoir assez de boue jaune et de fonds pour se soutenir contre ses ennemis; si le peuple a de quoi vivre hors de la misère, et que l'État ait de quoi se défendre, une telle proportion peut être de nos jours comparable, à proportion des grandes puissances de l'Europe, à ce qu'était Sparte en comparaison du grand roi. Les Suédois et nous autres, nous nous trouvons dans cette heureuse médiocrité, et je vous confesse, mon cher frère, que je la préfère aux sommes prodigieuses que possèdent les Anglais, les Hollandais et la France. Ce juste milieu est ce qu'il v a de plus heureux dans toutes les choses de ce monde; il est difficile à conserver, et l'illusion, jointe à la cupidité, nous détourne souvent de ce chemin pour nous égarer. Cela n'empêche pas, mon cher frère, qu'on ne fasse bien d'établir des manufactures; faire gagner les désœuvrés par le travail est une bonne action, car si la fainéantise est la mère de tous les vices, le travail est le plus sûr gardien de la vertu. Je dois encore ajouter que, si je trouve les grandes richesses dangereuses aux mœurs, je n'exclus pas l'aisance du bon gouvernement; cette dernière contribue au bonheur des hommes, et leur rend le fardeau de la vie plus supportable. Je crois que je bavarderais sur ce sujet sans fin, si je ne me ressouvenais pas de mon âge, et