<396> monde on ne me ferait point aller d'où vous venez. Je vous remercie mille fois de ce que du fond de la Scythie vous vous ressouvenez encore de mon vieux jour de naissance et de ma chétive personne. Je vous avoue, mon cher frère, que j'aime mille fois mieux vous savoir ici que parmi les barbares d'où vous venez. Les lions les plus apprivoisés donnent souvent des marques que l'instinct de leur naturel féroce ne se dompte pas, et je crois qu'il en est de même des Russes. Je vous remercie de la bonté que vous avez de m'envoyer des cailles fumées. Je suppose que c'est de l'espèce dont les Juifs mangèrent en traversant le désert de Sina et d'Horeb;a toutefois ce souvenir obligeant m'est bien précieux, et je me réjouis d'avance sur votre retour. Mais il faut vous préparer d'avance, mon cher frère, à être bien questionné; c'est un tribut que tout voyageur doit payer, à son retour, à ses compatriotes. Je voudrais à présent qu'il gelât fort et ferme, pour que votre voyage en fût moins fatigant et plus agréable; sans quoi je crains, mon cher frère, que vous serez arrêté désagréablement en des endroits où vous n'aurez aucune envie de séjourner, que vous briserez des voitures, et que vous resterez longtemps en chemin. J'ai dîné aujourd'hui chez ma sœur Amélie, où il a été beaucoup question de vous, mon cher frère; mais comme vous étiez en bonnes mains, vous n'avez rien à appréhender de ce qui s'est dit sur votre sujet. Demain je retourne à Potsdam, dans ma solitude, où j'espère, comme vous m'en flattez, d'avoir le plaisir de vous voir et de vous embrasser le mois qui vient, et de vous assurer de vive voix de la tendresse sincère et de la haute estime avec laquelle je suis, etc.


a Exode, chap. XVI, v. 13 et 14.