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32. AU COMTE DE MANTEUFFEL.

Rheinsberg, 23 septembre 1730.



Mon très-cher général,

Le maître de poste m'ayant rendu fort tard votre lettre, je crains fort que celle-ci ne vous parvienne aussi de même. Je vous suis très-obligé des souhaits que vous me faites touchant ma propagation, et j'ai la même destinée que les cerfs, qui sont actuellement en rut; dans neuf mois d'ici pourrait arriver ce que vous me souhaitez.540-a Je ne sais si ce serait un bonheur ou un malheur pour nos neveux et pour nos arrière-neveux. Les royaumes trouvent toujours des successeurs, et il n'est point d'exemple qu'un trône soit resté vide.

J'en viens aux nouvelles de Paris, qui m'ont fait beaucoup de plaisir. Sensible, à vous dire le vrai, dans ma situation présente, plutôt à ce qui regarde Voltaire qu'à l'évacuation de l'Italie, je m'embarrasse plutôt de pareilles choses que de ces billevesées que les politiques nomment affaires d'État. Je me ressouviens toujours de ce que je vous dis à Sanditten, dont la substance était que je suis, pour ainsi dire, sûr de mourir avant le Roi.540-b Selon ce système, je tâche à me procurer un contentement solide, à jouir du présent, sans m'embarrasser l'esprit du futur; et proprement ce qui est de notre vie est à nous, c'est le moment présent, dans lequel nous existons; le passé est un rêve, et le futur une chimère.540-c

<541>Il me semble que je vous vois recevoir votre fils, le serrer entre vos bras; après l'avoir compté perdu, vous avez la joie de vous le voir rendu. C'est une des circonstances les plus heureuses de la vie; le cœur y parle avec effusion, et chacun de nos gestes est une sincère démonstration du ravissement dans lequel nous nous trouvons. L'on voit cependant que la tendresse paternelle ne vous fascine pas les yeux sur la personne de votre fils. La galanterie dont vous l'accusez est, selon moi, plutôt une qualité qu'un défaut, et l'ambition qui le domine s'évanouira bien, s'il goûte un peu de la vache enragée, et qu'il réfléchisse que ce n'est ni le rang ni les dignités qui rendent les hommes illustres, et qu'il vaut infiniment mieux mériter d'être ce que nous ne sommes point que d'avoir des grandeurs sans les qualités propres pour les soutenir. L'élévation donne du ridicule à quiconque n'a pas de la vertu, et il n'y a rien de plus impertinent que de voir un fat revêtu d'honneurs. A ce prix, il ne dépend que de nous-mêmes de nous rendre dignes des plus hautes charges auxquelles on peut aspirer dans le monde. Tel qui est honnête homme est gentilhomme, et les rois ne sont grands qu'autant qu'ils sont justes.

Voilà un long sermon, qui ne serait pas pardonnable en autre temps; mais il l'est aujourd'hui, jour où jusqu'au moindre idiot de village se mêle de sermonner ses ouailles; je puis même, sans trop d'amour-propre, vous assurer que mon bon vieux curé n'en dit pas autant que cette lettre, car il se borne à vous assurer que le péché est péché et reste péché. J'en suis persuadé et convaincu. Je voudrais que vous le fussiez autant de la véritable estime avec laquelle je suis, etc.


540-a Voyez J.-D.-E. Preuss, Friedrich der Grosse mit seinen Verwandten und Freunden, p. 64 à 66, et le Journal secret du baron de Seckendorff, p. 71, 20 juin 1735, et p. 207, 3 janvier 1738.

540-b Journal secret, p. 167.

540-c Cette pensée, déjà exprimée t. XXI, p. 36, rappelle les Mémoires de Rabutin Bussy, t. III, p. 76, où se trouvent les vers suivants :
     

Le passé nous est échappé;
Compter sur l'avenir, on peut être trompé.
Le présent est à nous, et c'est la seule chose
Dont un honnête homme dispose.
Puisque l'un n'est donc plus, que l'autre est incertain.
Vivons dès aujourd'hui, sans attendre à demain.