8. DU MÊME.

Le 24 janvier 1782.



Sire,

Votre Majesté a daigné jeter trop d'éclat sur mon voyage de Spa; c'est pourquoi il a plu au Père céleste de me traiter comme un de ses enfants chéris, c'est-à-dire, de me châtier tout de suite, avant que le démon de la superbe pût entrer dans mon cœur et le corrompre. Après mon voyage de Spa, célébré par la première d'entre les têtes ceintes de laurier, j'ai fait une course obscure en Allemagne, et à mon retour à Paris, vers la fin du mois d'octobre, j'ai trouvé une lettre charmante et inestimable de cette première tête. Je m'apprêtais, Sire, à y répondre et à porter aux pieds de V. M. l'hommage de ma reconnaissance, lorsque je suis tombé malade. Il est vrai que, n'ayant plus de médecins depuis la mort du grand Tronchin,380-a j'ai évité, à force de me bien conduire, une maladie très-sérieuse, parce que j'ai eu la patience d'attendre la crise de la nature; mais aussi je ne suis pas encore totalement rétabli, et il s'en faut bien que je puisse chan<381>ter victoire. Il faut que je confesse à V. M., que l'Impératrice ma souveraine honorait du titre de mon archiatre, ou premier médecin, parce qu'elle savait qu'il m'avait sauvé la vie en m'envoyant à Carlsbad, il faut donc que je lui confesse que je crois avoir fait une grande faute au milieu de mon existence brillante à Spa : c'est d'en avoir pris les eaux par désœuvrement. Ces eaux sont trop toniques pour moi. Tant que j'ai pu courir les champs et me donner du mouvement et de la fatigue, cela allait fort bien; mais lorsqu'il a fallu reprendre la vie sédentaire, je me suis senti une bile exaltée qui a pensé me jouer un mauvais tour, et qui a encore bien de la peine à se mettre à la raison.

Mais il est juste de souffrir le châtiment de ses fautes, et c'est assez entretenir mon auguste archiatre d'une santé que je lui devais depuis près de huit ans. Je ne suis entré dans ces détails que pour prouver à V. M. combien j'ai eu à souffrir de laisser passer tant de temps sans lui parler de ma reconnaissance, et sans lui rappeler mon ancien attachement avec mon profond respect. Je me consolais d'être sur mon grabat avec la fièvre pendant qu'on célébrait à la cour et à la ville la naissance d'un Dauphin;381-a mais je ne me consolais pas de ne pouvoir tenir la plume et de ne pouvoir écrire à V. M.

Si, lorsque V. M. boira son verre d'eau à côté de la pantocratrice son ancienne amie, elle veut me permettre d'être derrière son siége et de lui présenter ce verre, comme je suis à peu près sûr d'en obtenir l'agrément de mon auguste souveraine, je promettrai volontiers d'oublier toutes mes grandeurs passées et de m'en tenir à cette seule et unique. J'ai proposé à l'Impératrice, après la visite de M. le comte de Falkenstein,381-b de bâtir à côté de son palais, soit à Pétersbourg, soit à Zarskoe-Selo, une auberge à l'enseigne des Trois Rois, de la réserver pour des buveurs d'eau de la trempe de V. M., et de m'en nommer, non le maître, mais le garçon; mais vous sentez bien, Sire, que<382> la modestie avec laquelle on entend parler de pareilles visites ne permet pas qu'on adopte mon enseigne, ni qu'on accorde à son colonel invalide la place de garçon qu'il brigue.

Je commence à désespérer, Sire, de jamais bien rectifier les notions de V. M. sur mes dignités et titres hyperboréens, d'autant que je n'ai à montrer aucune patente visée par le prince Potemkin; je tiens toutes mes prérogatives de la pure et spéciale grâce de mon auguste bienfaitrice. Comme mon titre de souffre-douleur broche sur tous les autres, j'ai osé me flatter de pouvoir y associer celui de plastron de V. M.; je croyais souffre-douleur et plastron cousins germains; mais la définition de Végèce, qui, s'il eût vécu de notre temps, eût cherché ses définitions sur les rives de la Sprée et de la Havel, me déroute entièrement. Je n'ai éprouvé de la part de V. M. que des traits de bonté et de bienfaisance, et je n'ai contre ces traits qu'une arme défensive, ma reconnaissance et mon attachement malheureusement inutile; je vois bien qu'il faut que je me déplastronne.

Il y a aujourd'hui, Sire, grand vacarme dans le taudis du souffre-douleur dépouillé de sa dignité de plastron. On y célèbre un des jours les plus solennels de l'année, le 24 janvier. Puisse l'objet auguste de mes vœux en éprouver l'efficacité jusqu'au terme le plus reculé de la vie humaine! On dit que jamais sa santé n'a été plus parfaite, ni mieux affermie; cette circonstance rend la solennité du jour complète dans le taudis.

Je suis avec le plus profond respect, etc.


380-a Théodore Tronchin, né à Genève en 1709, mourut à Paris le 30 novembre 1781. Voyez t. XXIII, p. 25, 32, 46, 52, 59, 66, 103 et 118.

381-a Voyez ci-dessus, p. 229.

381-b Voyez t. XXIII, p. 450, 455 et 456, et ci-dessus, p. 170.