238. DE D'ALEMBERT.

Paris, 29 juin 1781.



Sire,

Je crois Votre Majesté revenue maintenant de toutes ses courses militaires, et sédentaire dans sa retraite philosophique. Je m'empresse donc d'avoir l'honneur de répondre à sa dernière et charmante lettre, malgré l'impression qui me reste encore de deux ou trois accès de fièvre qui m'ont laissé de la faiblesse, mais qui peut-être m'auront fait quelque bien d'ailleurs, en me délivrant, comme disent les médecins, de quelque matière peccante et morbifique. Les excellentes leçons que V. M. veut bien me donner sur l'hypocondrie, ou hypocondrerie, plus élégamment appelée vapeurs, me font craindre, pour l'honneur de ma raison, que V. M. ne me croie attaqué de cette maladie; je la puis assurer qu'il n'en est rien, et que je vois d'un œil assez froid et philosophique le dépérissement de mes facultés corporelles et intellectuelles. Comme ce dépérissement est une suite de mon âge de soixante-quatre ans, des longs travaux dont ma pauvre tête est fatiguée, car toutes les têtes, Sire, et surtout la mienne, ne sont pas de la même trempe que la vôtre, je me console en pensant que tel est le sort de la condition humaine, et que celui qui, comme moi, chemine lentement vers l'autre monde sans souffrir beaucoup<213> d'esprit ni de corps est encore une des créatures humaines les mieux partagées par la divine providence.

Je n'ai pas le bonheur, Sire, de connaître, même de vue, ce prince de Salin dont V. M. me fait l'honneur de me parler; la vie que je mène me prive de l'avantage de rencontrer cette élégante espèce; mais des personnes qui connaissent ce prince m'en ont parlé exactement sur le même ton que V. M. Les sentiments qu'il lui a inspirés sont exactement les mêmes dont il est honoré à Paris par le peu de gens raisonnables avec lesquels il se rencontre quelquefois. Ce sont, Sire, ces messieurs-là qui laissent aux étrangers une idée si favorable de la nation française, qui, pour son bonheur, ne leur ressemble pas tout entière; car je ne connais point de pays où il y ait à la fois dans le même peuple deux nations plus différentes et plus évidemment distinguées, qui n'ont entre elles rien de commun, comme ces rivières qui, depuis leur confluent jusqu'à une très-grande distance, coulent l'une auprès de l'autre sans se mêler. Ce sujet, Sire, fournirait beaucoup; mais tout cela ne serait bon à dire qu'à l'oreille de V. M., et malheureusement j'en suis trop loin. Je puis seulement me permettre de lui dire, pour échantillon de notre double caractère national, que, d'un côté, les bons citoyens et les gens sages ne désirent que la fin d'une guerre jusqu'à présent très-ruineuse sans beaucoup d'avantages, et que, de l'autre, tous nos agréables ne sont occupés que de la prompte réédification de l'Opéra, qui vient de brûler de fond en comble. V. M. s'amuserait fort aussi de tous les propos contradictoires qu'elle entendrait, dans nos sociétés, sur la retraite récente de M. Necker, autre matière à grandes réflexions, mais qui ne doivent pas non plus passer par le canal des honnêtes commis qui lisent les lettres aux postes, et à qui Dieu conserve les yeux, dont ils font un si digne et si noble usage!

Le César Joseph, comme V. M. l'appelle, est actuellement, dit-on, incognito à Versailles, ou doit y arriver incessamment sans se mon<214>trer à Paris. On raisonne ou bavarde beaucoup sur l'objet de son voyage; si c'est, comme on dit, pour négocier la paix, Dieu veuille l'exaucer et l'entendre! Il me semble, à en juger par les nouvelles publiques, que ce prince malmène un peu et le saint-père, et sa livrée, tant monastique que séculière; il va même, dit-on, jusqu'à accorder aux juifs la liberté de conscience et l'état de citoyen, ce que les augustes empereurs ses ancêtres auraient regardé comme le plus grand des crimes. C'est à vous, Sire, que l'humanité et la philosophie doivent rendre grâces de tout ce que les souverains font et feront encore pour favoriser la tolérance et réprimer la superstition; car c'est V. M. qui leur a donné la première ce grand exemple, si beau et si facile pour eux à imiter, et qu'ils ont néanmoins encore imité si peu. Prions le roi des rois, comme dit la sainte Écriture, que Leurs Majestés s'instruisent et s'éclairent!

Je suis avec la plus profonde et la plus tendre vénération, etc.