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209. A D'ALEMBERT.

Le 7 octobre 1779.

Pour que vous ne croyiez pas qu'après la mort de notre patriarche personne ne travaille plus à la vigne du Seigneur, j'accompagne cette lettre d'une production des frères de la Baltique, qui assemblent autant de pierres qu'ils peuvent pour en lapider leur ennemi. Ce Commentaire144-a est fait selon les principes de Huet, de Calmet, de Labadie et de tant d'autres songe-creux dont l'imagination égarée leur a fait trouver dans de certains livres ce qui n'y a jamais été. L'autre ouvrage144-b développe le fondement des liens de la société et de certains devoirs de ceux qui vivent, et qui sont réunis par le pacte social. Tout cela ne fait pas grande sensation; mais si de mille personnes on en convertit une, l'auteur a de quoi s'applaudir, et il peut se flatter de n'avoir pas perdu son temps. Le buste de Voltaire dont vous me parlez me donne grande envie de l'acheter, si ce n'était que la guerre coûteuse dont à peine nous sortons nous a mis à sec pour un temps. Ce serait une affaire pour l'année prochaine, où les plumes commenceront à nous revenir. Vous savez le proverbe : Point d'argent, point de Suisse; point d'argent, point de buste.

J'apprends par votre lettre que vous avez été à la campagne pour vous distraire de vos laborieux travaux. C'est bien fait, car il faut donner quelque relâche à l'esprit; s'il était toujours tendu, il se relâcherait tout à fait. Vous me faites en même temps entrevoir en perspective l'espérance de revoir Protagoras dans ces lieux. Je voudrais que vous eussiez la flèche d'Abaris144-c ou le char d'Élie144-c pour<145> vous transporter plus vite et plus commodément. Si Voltaire vous a légué son cheval Pégase, cette voiture serait la plus commode de toutes. Aussi dirai-je à nos astronomes de braquer toutes leurs lunettes vers l'éther, pour m'avertir de votre venue. Toutefois je dois ajouter que si ce voyage se diffère trop, il se pourrait que vous ne me retrouvassiez plus; je suis vieux, cassé et affaibli; la mort n'a pas besoin de sa faux pour trancher la trame de mes jours, c'est un fil d'araignée qu'on peut détruire sans effort. Mais cela ne m'embarrasse pas; un peu plus tôt, un peu plus tard, nous, la génération qui nous suit, et toute la postérité, et circulus circulorum, fera le même chemin que nos prédécesseurs nous ont enseigné en le frayant les premiers.

Quant à la politique des États, elle me paraît avoir quelque affinité avec la religion; l'une a ses schismes comme l'autre. Il y a des moments où les sectateurs d'Ali l'emportent sur ceux d'Omar; ce qui est le plus vrai prévaut à la longue; l'évidence des véritables intérêts des Etats l'emporte sur les illusions passagères. Ce qui caractérise la vérité a quelque chose de si simple et de si palpable, que, pourvu qu'on n'ait pas l'esprit naturellement ou louche, ou faux, il faut y adhérer; tout le monde est obligé de convenir que deux fois deux fait quatre, personne ne s'avise de disputer que les angles d'un triangle rectangle soient égaux à deux droits. Il en est de même de bien des choses dans la politique, qui peuvent se prouver avec une certitude approchante de celle des géomètres; il dépend alors du temps et des circonstances que telle idée frappe plus dans un moment que dans l'autre, surtout quand de certains préjugés n'offusquent plus les yeux de certaines personnes qui servent de cheville ouvrière à l'Europe. Voilà un beau galimatias politico-algébrique. Vous sentirez par là que je commence à radoter. Venez donc vite, ou je ne serai plus au logis. Sur ce, etc.


144-a Commentaires de Dom Calmet sur Barbe-bleue, t. XV, p. IV, V, et 35-60.

144-b Lettres sur l'amour de la patrie, t. IX, p.241-278.

144-c Suidas prétend que le Scythe Abaris traversait les airs à cheval sur une flèche. La chose est autrement racontée par Hérodote, livre IV, chap. 36. Voyez le Dictionnaire de Bayle, article Abaris. Quant au char d'Elie. voyez II Rois. chap. II. v. 11.