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187. DE D'ALEMBERT.

Paris, 28 juillet 1777.



Sire,

Je suis pénétré de reconnaissance de l'intérêt que Votre Majesté veut bien marquer pour ma santé, et de la part qu'elle a la bonté de prendre à la peine que j'éprouve de ne pouvoir aller mettre à ses pieds tous les sentiments que je lui dois. Cette peine, Sire, est d'autant plus grande, que, dans l'impossibilité où je suis de rien mettre à la place de la douce satisfaction que je me promettais, j'éprouve même le malheur de ne pouvoir goûter en ce moment les seuls et tristes plaisirs qui me restaient. La saison est si pluvieuse et souvent si froide, que la promenade même m'est presque entièrement interdite, quoiqu'elle soit ma seule ressource, mes sociétés d'hiver étant toutes dispersées. Je me trouve presque tous les jours seul avec moi-même, sentant plus vivement que jamais tout ce que j'ai perdu, et le malheur de ne pouvoir le remplacer. Mais je sens que j'abuse des bontés dont V. M. m'honore, en l'entretenant de ce douloureux objet. J'aime mieux lui parler de tout le plaisir que j'ai eu en apprenant par M. de Catt que la santé de V. M. est dans le meilleur état, et que non seulement elle résiste au mouvement prodigieux que V. M. se donne, mais qu'elle en est même affermie et fortifiée. M. le comte de Falkenstein, que nous n'avons plus depuis la fin de mai, s'est donné aussi, de son côté, bien du mouvement pour voir la France; il profitera sans doute, pour son administration, du bien et du mal qu'il a vu presque partout, à commencer par la capitale. J'ai déjà entendu dire à plus d'un bon juge (et je n'en aurais pas besoin après V. M.) ce qu'elle me fait l'honneur de me dire sur l'Impératrice-Reine; n'ayant jamais eu l'honneur d'approcher de cette princesse, que d'ailleurs je n'aurais pas pris la liberté de juger, il me semble qu'elle mérite au<89> moins des éloges pour avoir inspiré à ses enfants le goût de la simplicité et de l'affabilité, qui rendent les princes si chers aux peuples. Je crois l'Empereur en ce moment sur le chemin de ses États. Il a dû passer par Genève, et j'imagine que, après avoir vu tant de choses, dont quelques-unes n'en valaient guère la peine, il aura désiré de voir aussi le Patriarche de Ferney, à qui cette visite impériale donnerait plusieurs années de vie. Il y a longtemps que je n'ai eu de ses nouvelles, que je crois d'ailleurs assez bonnes; j'imagine qu'il a en ce moment chez lui ce pauvre diable d'auteur de la Philosophie de la nature, qui a été si cruellement et si platement persécuté par les pitoyables jansénistes qui se mêlent de juger, au Châtelet, de la vie et de la liberté des citoyens. Nosseigneurs du parlement l'ont mieux traité, parce qu'ils ont eu peur du cri public; cependant, pour l'honneur de la magistrature, ils n'ont osé le renvoyer absous, et ils ont cru lui devoir une petite réprimande, qu'il méritait un peu, à la vérité, pour n'avoir pas fait un meilleur livre. V. M. a très-bien jugé cette rapsodie, qui en vérité n'était pas digne du bruit qu'elle a fait.

On dit en effet que Grimm reviendra cet hiver en France, pour retourner encore à Pétersbourg. J'irais plus loin, il est vrai, pour chercher la santé; mais j'aurais beau courir, je craindrais qu'elle n'allai toujours plus vite que moi. Je suis pourtant un peu mieux en ce moment, grâce à la saison, toute mauvaise qu'elle est; mais c'est à l'hiver que mon malheureux estomac m'attend pour me jouer ses tours. Il faut se préparer à le combattre, et, en attendant, prendre patience.

Je ne vois plus depuis très-longtemps mon ancien confrère le chevalier de Jaucourt, l'encyclopédiste. Il vit dans la plus grande retraite, et s'occupe, dit-on, d'une nouvelle édition du Moréri; car il ne peut travailler qu'à des ouvrages en plusieurs volumes in-folio. Les petits volumes de Racine et de La Fontaine ne contiennent pas tant de mots, et plus de choses. Du reste, chacun fait comme il l'en<90>tend pour s'amuser; mais il n'est pas aussi aisé d'amuser les autres. Encore le quaker Freeport a-t-il raison, dans l'Écossaise de Voltaire, quand il dit qu'il est plus difficile de s'amuser que de s'enrichir; c'est bien pis quand on veut amuser ceux qui s'ennuient.

J'ai lu le discours de M. Pitt, ou mylord Chatham, qui aurait bien mieux fait de conserver son premier nom.90-a Ce discours est en effet, comme le dit V. M., plein de vérités lâcheuses, mais que le gouvernement anglais n'a pas écoutées. Il s'acharne à cette guerre d'Amérique, qui ne lui réussira pas, et nous a donné le temps de mettre notre marine en état de résister à la sienne. Les dernières nom elles qu'on a reçues n'annoncent pas une campagne brillante de la part des Anglais. Je désirerais bien de savoir, s'il n'y a point d'indiscrétion à faire de pareilles questions à V. M., ce qu'elle pense de celte guerre, de la conduite politique et militaire des Anglais, et des manœuvres de Washington; je n'oserais pas lui demander son avis, si je n'étais bien sûr qu'en une phrase elle m'en dira plus que d'autres ne feraient en un volume. La netteté, la brièveté, la précision, caractérisent tous ses jugements politiques, militaires et littéraires, et l'avocat vénitien lui dirait comme à ses juges : È sempre bene. Mais il me semble que ce même avocat, s'il lisait cette longue lettre, me dirait, à moi, de me taire et de respecter les moments précieux de V. M. Je finis donc, en la priant d'agréer avec sa bonté ordinaire la tendre vénération avec laquelle je serai jusqu'à la fin de ma vie, etc.


90-a Voyez t. XIX, p. 292.