67. AU MÊME.

Le 8 janvier 1770.

Vous savez que nous autres poëtes, nous sommes accusés d'aimer un peu trop la flatterie et l'hyperbole; cependant le Prologue fait pour l'électrice de Saxe n'en est pas susceptible, parce que cette princesse est douée des plus rares qualités, et possède des talents qui suffiraient à la réputation d'une particulière. Cependant, comme le public est plus malin qu'admirateur, il fallait le contenter en faisant une petite sortie sur les comédiens, qui méritaient bien d'être relevés. Je crois que vous avez de la peine, à Paris, à trouver de bons sujets; mais si vous connaissiez ceux qui représentaient cette pièce, votre troupe, en comparaison, vous paraîtrait divine. Si, comme le disent les philosophes, toutes les occupations des hommes sont des jeux d'enfants, autant vaut-il faire un mauvais prologue que de troubler la tranquillité de l'Europe. Je n'ai rien à démêler ni avec Mahomet, ni avec les Sarmates qui s'entre-déchirent. Je vis en paix et en bonne intelligence avec tous mes voisins, et je fais des vaudevilles pour m'amuser. J'ignore ce que pense l'infaillible qui siége aux sept montagnes; mais je sais qu'il s'intéresse pour achever et perfectionner notre église<521> catholique de Berlin, et qu'il ne me hait pas, me regardant comme un des suppôts de sa garde prétorienne, qu'on veut le contraindre à licencier. Il se contente de disputer pied à pied les restes d'un crédit idéal qui lui fait craindre une banqueroute prochaine. Il se trouve dans le cas de votre contrôleur des finances; mais je parierais bien que la France, comme le plus ancien royaume de l'univers, aura le pas de la banqueroute, et que vos bourses se trouveront vides avant que le règne de la superstition soit aboli.

La question que vous proposez à notre Académie est d'une profonde philosophie. Vous voulez que nous scrutions la nature et la trempe de l'esprit humain, pour décider si l'homme est susceptible d'en croire plutôt le bon sens que son imagination. Selon mes faibles lumières, je pencherais pour l'imagination, parce que le système merveilleux séduit, et que l'homme est plus raisonneur que raisonnable. Je m'appuie, dans ce sentiment, sur l'expérience de tous les temps et de tous les âges. Vous ne trouverez aucun peuple dont la religion n'ait été un mélange de fables absurdes, et d'une morale nécessaire au maintien de la société. Chez les Égyptiens, chez les Juifs, chez les Perses, chez les Grecs et les Romains, c'est la Fable qui sert de base à la religion. Chez les peuples de l'Afrique, vous trouvez pareillement ce système merveilleux établi; et si vous ne rencontrez point la même démence dans les îles Mariannes, c'est que leurs habitants n'avaient du tout aucun culte. La nation qui paraît la moins imbue de superstition est sans contredit la chinoise. Mais si les grands suivirent la doctrine de Confucius, le peuple ne parut pas s'en accommoder; il reçut à bras ouverts les bonzes, qui le nourrirent d'impostures, aliment propre à la populace et adapté à sa grossièreté. Ces preuves que je viens d'alléguer sont prises des exemples que nous fournit l'histoire; il en est encore d'autres qui me paraissent plus fortes, prises de la condition des hommes et de l'empêchement qu'un ouvrage journalier et nécessaire met à ce que la multitude des habi<522>tants puisse être éclairée pour se mettre au-dessus des préjugés de l'éducation. Prenons une monarchie quelconque; convenons qu'elle contient dix millions d'habitants; sur ces dix millions, décomptons d'abord les laboureurs, les manufacturiers, les artisans, les soldats; il restera à peu près cinquante mille personnes, tant hommes que femmes; de celles-là, décomptons vingt-cinq mille pour le sexe féminin; le reste composera la noblesse et la bonne bourgeoisie; de ceux-là, examinons combien il y aura d'esprits inappliqués, combien d'imbéciles, combien d'âmes pusillanimes, combien de débauchés : et de ce calcul il résultera à peu près que, sur ce qu'on appelle une nation civilisée contenant environ dix millions d'habitants, à peine trouverez-vous mille personnes lettrées, et entre celles-là encore quelle différence pour le génie! Supposez donc qu'il fût possible que ces mille philosophes fussent tous du même sentiment, et aussi dégagés de préjugés les uns que les autres; quels effets produiront leurs leçons sur le public? Si huit dixièmes de la nation, occupés pour vivre, ne lisent point; si un autre dixième encore ne s'applique pas par frivolité, par débauche ou par ineptie, il résulte de là que le peu de bon sens dont notre espèce est capable ne peut résider que dans la moindre partie d'une nation, que le reste n'en est pas susceptible, et que les systèmes merveilleux prévaudront par conséquent toujours sur le grand nombre. Ces considérations me portent donc à croire que la crédulité, la superstition et la crainte timorée des âmes faibles l'emportera toujours dans la balance du public, que le nombre des philosophes sera petit dans tous les âges, et qu'une superstition quelconque dominera l'univers. La religion chrétienne était une espèce de théisme dans le commencement; elle naturalisa bientôt les idoles et les cérémonies païennes, auxquelles elle accorda l'indigénat, et à force de broderies nouvelles, elle couvrit si bien l'étoffe simple qu'elle avait reçue dans son institution, qu'elle devint méconnaissable. L'imperfection, tant en morale qu'en physique, est le caractère de ce<523> globe que nous habitons; c'est peine perdue d'entreprendre de l'éclairer, et souvent la commission est dangereuse pour ceux qui s'en chargent. Il faut se contenter d'être sage pour soi, si on peut l'être, et abandonner le vulgaire à l'erreur, en tâchant de le détourner des crimes qui dérangent l'ordre de la société. Fontenelle disait très-bien que s'il avait la main pleine de vérités, il ne l'ouvrirait pas pour les communiquer au public, parce qu'il n'en valait pas la peine; je pense à peu près de même, en faisant des vœux pour le philosophe Diagoras,523-a et priant Dieu de l'avoir en sa sainte garde.


523-a Voyez le Dictionnaire historique et critique de Bayle, article Diagoras, surnommé l'Athée.