200. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

(Potsdam) 5 mars 1777.



Madame ma sœur,

Je remercie Votre Altesse Royale du regard plein de bonté et d'indulgence qu'elle daigne jeter sur les Obotrites; j'ose croire toutefois que si jamais quelqu'un eût dit aux Épaminondas, aux Aristide, aux Eschyle qu'ils pourraient être comparés aux barbares habitants des<327> bords de la Baltique, ils auraient eu de la peine à se le persuader; mais ils seraient certainement affligés en voyant à quel point leur postérité est dégradée. J'ose me ranger entièrement au sentiment de V. A. R., qui dit très-bien que l'espèce humaine ne dégénère pas. Les hommes seront les mêmes en tous les siècles; les avantages du climat mettent plus d'intelligence et de finesse dans le caractère des uns, et ceux qui sont nés sous un ciel plus rigoureux ont, pour l'ordinaire, l'esprit lourd et moins flexible que les premiers. Les connaissances qui se doivent à la culture de l'esprit et aux avantages de la société perfectionnée ont enfin pénétré dans ces anciennes régions barbares, en y transmettant les lumières des Grecs et des Romains. L'établissement de l'imprimerie, qui a facilité l'étude des sciences en les mettant à portée de se répandre généralement, et l'établissement des postes, par lesquelles il s'entretient continuellement un commerce d'idées entre toutes les nations européennes, a donné des avantages aux siècles modernes, dont ne pouvaient pas jouir les anciens. Ceci met chaque individu en état d'étendre la sphère de ses connaissances sur tous les objets dignes d'attention que contient l'Europe entière. Les Grecs se bornaient à leur continent; et comme c'était le premier pays policé du monde, il faut convenir que le reste des peuples abrutis ne méritait guère d'attirer leur attention, jusqu'au temps que la république romaine, en marchant sur leurs traces, prit une forme régulière. Quoique l'invention ou la découverte de la poudre ait totalement changé la façon de faire la guerre, il n'en est pas moins, dans la tactique des Grecs, des choses qui méritent nos réflexions, et qui peuvent encore servir d'exemple. Si l'Europe ne fournit pas des orateurs de la force de Périclès et de Démosthène, c'est que nous n'avons que des monarchies et des républiques aristocratiques. Ce n'est que dans les gouvernements démocratiques que le talent de la parole peut briller; par son moyen, l'orateur s'attire de la considération, et parvient aux dignités; et, sans les aiguillons de la gloire,<328> madame, les plus sublimes talents demeurent stériles. V. A. R. juge très-bien que la politique européenne est infiniment plus compliquée que celle des Grecs; la machine est plus vaste, et les ressorts plus compliqués. Cependant ce n'est que depuis le siècle de Charles-Quint que les souverains ont commencé d'admettre ces liens qui unissent les nations, et ces alliances par lesquelles les partis se divisent et se contre-balancent. Depuis sont venues ces prodigieuses armées qui, à la vérité, ne conservent pas toujours la tranquillité des peuples, mais qui du moins abrégent la durée des guerres et des dévastations par les sommes immenses qu'elles coûtent, et dont la dépense absorbe les ressources des plus puissants empires. La différence des flottes nombreuses actuellement entretenues surpasse également tout que l'on trouve sur ce sujet dans l'histoire ancienne; aussi leurs vaisseaux ne seraient que des barques, comparés aux flottes anglaises ou françaises. Je ne sais s'il y aura des coups de canon de tirés dans les vastes régions de l'Océan; j'ose cependant me flatter que le règne de la discorde se bornera sur les flots d'Amphitrite, et ne se communiquera pas à notre continent. V. A. R. et son serviteur pourront se livrer tranquillement à soutenir le goût épuré de la bonne musique contre les protecteurs du charivari et les détracteurs de la mélodie. C'est du moins les vœux que je fais, ainsi que pour tout ce qui peut faire plaisir à V. A. R., laquelle je prie d'ajouter foi aux sentiments de la haute considération avec laquelle je suis, etc.