160. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

27 juin 1772.



Madame ma sœur,

Quoique j'aie senti pendant le voyage de Votre Altesse Royale un vide dans la correspondance qu'elle daigne entretenir avec moi, j'ai sacrifié de bon cœur la satisfaction et le plaisir que me causent, madame, vos lettres au contentement que doivent avoir causé à V. A. R.<268> les belles choses qu'elle a vues en Italie. Ma vanité nationale est flattée de ce que l'Italie ait pu admirer chez elle une princesse allemande telle que l'Italie n'en produit plus; cette nation aimable, qui nous traite d'ultramontains barbares, aura été obligée d'avouer, malgré son amour-propre, qu'elle n'a rien connu qui approchât de la divine Antonia. On vous aurait, madame, érigé des autels à Rome, du temps des Cicéron, des Trajan, des Antonin; ce n'est que la religion établie qui a pu empêcher le bon Ganganelli d'en faire autant. Il vous a régalée d'oratorios et de rafraîchissements, peut-être de reliques, d'Agnus Dei et d'absolutions. Pour les dernières, V. A. R. peut s'en passer; son jésuite et moi, nous sommes très-persuadés qu'elle n'en a que faire.

Au reste, madame, elle conviendra que je ne lui en ai point imposé en l'assurant que, avant son retour, elle entendrait parler des préliminaires de la paix. Il est bien vrai qu'un sultan turc, quand il est bien battu par mer et par terre, est plus traitable que des ministres qui expulsent les jésuites du royaume de leur maître. Les armes du bon Ganganelli se sont rouillées dans son arsenal, et ses foudres impuissants ne blessent plus personne; on a fabriqué de fausses clefs avec lesquelles les politiques croient ouvrir les portes du paradis tout aussi bien qu'avec les siennes. Tout ceci, madame, n'abrége pas les négociations. Le pape n'est plus, de nos jours, que le premier aumônier des rois; jadis il était leur maître. Les heureux temps de l'aveuglement se sont écoulés; les aveugles commencent à voir, et les brouillards des erreurs se dissipent. Ce bon Ganganelli n'a pas eu le bonheur de naître à propos; il peut dire, comme le cardinal Valenti,268-a qu'on félicitait d'avoir fait un traité avantageux au saint-siége : Ah! monsieur, félicitez-nous des pertes que nous ne faisons pas; mais pour des avantages, le temps en est passé.

<269>J'écris tout ceci hardiment à V. A. R., parce que je la sais hors des terres de l'Église; j'aurais été trop circonspect pour lui en dire autant pendant son séjour de Rome, où mon hérétique bavardage aurait pu lui susciter des embarras. Je fais mille vœux pour que la fin du voyage de V. A. R. soit aussi heureuse que sa course l'a été jusqu'à présent. Je la remercie infiniment qu'elle daigne se souvenir d'une famille qui lui est dévouée, et qui est composée de ses admirateurs. Je prie V. A. R. de me compter pour tel à la tête de tous les autres, car je ne le cède à personne quand il s'agit des sentiments de considération et de la haute estime avec laquelle je suis, etc.


268-a Silvio Valenti Gonzaga, né à Mantoue en 1690, mort à Viterbe en 1756, avait été élevé au cardinalat par Clément XII le 19 décembre 1738.