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I. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC M. DE CATT. (21 JANVIER 1759 - 27 FÉVRIER 1779.)[Titelblatt]

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1. DE M. DE CATT.

Breslau, 21 janvier 1759.

Voilà l'oraison funèbre;3-a elle n'annonce pas des forces défaillantes. Tout y intéresse; la fin a fait sur moi une impression vive que n'a point produite celle de Bossuet. Le dirai-je? elle m'a attendri.

2. A M. DE CATT.

Ce 29 (août 1760).

Je vous renvoie le catalogue de M. de Vannes. Vous avez très-bien jugé que, dans ma situation, il n'était guère possible de penser à des tableaux;3-b d'ailleurs, la collection n'est pas bien choisie : c'est un ramas d'ouvrages de peintres médiocres, qui ne m'accommoderaient pas. Ma situation me laisse sans cesse en purgatoire, et vous comprenez qu'une âme dans les inquiétudes et dans les angoisses ne pense pas à se pourvoir d'auréoles. Ce poids qui continue si longtemps de s'affaisser, et qui s'appesantit journellement sur mes épaules, me devient souvent insupportable. Mais que faire? il faut subir sa destinée. Rien ne tend à une décision; ma patience se lasse; il y a de quoi<4> devenir fou, et je prévois que si cela dure, on m'enfermera, à la fin de la campagne, dans les Petites-Maisons de Liegnitz, où vous m'avez vu loger. Adieu, mon cher; exaltez bien votre âme, si vous en avez le don, et apprenez-moi, si vous le pouvez, quand ceci finira.

3. AU MÊME.

Neustadt ( près de Meissen) 21 novembre 1760.4-a

Je vous vois arrivé à Berlin dans un temps où vous ne trouverez que de tristes vestiges de ce que la ville fut autrefois. Vous vous faites une idée trop brillante de notre situation; elle n'est pas telle que vous l'imaginez :

Ailleurs on nous envie, ici nous gémissons.4-b

Nous nous sommes battus en désespérés pour regagner la maudite position de l'année passée; voilà pourquoi tant de sang a été répandu. Mais si cette bataille4-c ne s'était pas donnée, nous serions peut-être aux antipodes. Commandez-moi, je vous prie, un Cicéron complet, et les meilleures éditions de ce que nous avons des abbés d'Olivet et Gombaut,4-d la tragédie de Tancrède, de Voltaire, le Pauvre Diable,<5> du même, une bonne logique ou de Port-Royal, de Lami,5-a ou d'un autre, un Xénophon, la tragédie de Mahomet, de Le Blanc, je crois,5-b les deux différentes éditions de la Pucelle de Voltaire, et tout ceci, indépendamment des livres que j'ai commandés pour Breslau. Si vous êtes déjà en chemin, il ne vous en coûtera qu'une lettre au petit de Beausobre,5-c qui s'acquittera bien de cette commission.

Je vous attends à Meissen, mon cher, où la fragilité des ouvrages qu'on y fait ressemble à la fortune des hommes. Je suis ici occupé de prendre les arrangements pour mes quartiers d'hiver. Il y a de quoi se donner au diable, s'il y en avait un. Adieu, mon cher; bon voyage.

4. AU MÊME.

Meissen, 22 mars 1761.

J'ai reçu la lettre de d'Alembert. Il serait superflu de lui répondre à présent, d'autant plus que cette correspondance pourrait lui nuire. J'ai reçu la tragédie de Tancrède;5-d je la trouve mal écrite, et il me paraît que les vers croisés dont l'auteur se sert, loin de donner plus de force à sa poésie, l'énervent, et lui donnent le ton de l'opéra. Sa lettre à la Pompadour est bien écrite, mais remplie de faussetés. Il en<6> est de même de celle qu'il écrit à cet Italien.6-a C'est un tissu de mensonges. Il désavoue la Pucelle, quand, dans une autre lettre à l'Académie française de Paris, il s'en avoue l'auteur, et ne se plaint que des copies fautives qu'on a semées dans le public de son ouvrage. Il dit tout ce qu'il a retenu de son catéchisme; il fait le bon chrétien catholique, apostolique, lui qui m'a écrit cent lettres qui sentent le fagot, et qui respirent l'incrédulité. C'est un grand faquin. Je le dis à regret, c'est dommage qu'un aussi beau génie ait une âme aussi perverse, aussi basse et aussi lâche. Je l'abandonne à sa turpitude, et je ne me mêle plus de ses affaires. Il est bien humiliant pour l'espèce humaine que les qualités de l'esprit se trouvent si rarement réunies à celles du cœur. Je ne m'étonne pas que les anciens Persans aient imaginé leur Ahrimane et leur Ormuzd, et qu'ils se soient persuadé que nous tenons le bien de l'un et le mal de l'autre. Cette opinion n'est pas aussi folle qu'elle le paraît. Vous la pouvez discuter avec vos professeurs dans votre région latine. Ici, je ne vois que de la porcelaine d'un côté, et des misérables réduits à la mendicité de l'autre. Quel contraste! En vérité, il est temps que la paix se fasse, ou la famine et la peste vengeront l'humanité des fléaux et des tyrans qui la persécutent; les maladies se manifesteront à coup sûr, si cette tragédie continue, et elles emporteront agresseurs et défenseurs, amis et ennemis, qu'elles confondront dans la même tombe. Dieu nous en préserve, et fasse grâce à votre âme et à la mienne, au cas que nous en ayons une! Adieu.

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5. AU MÊME.

(Camp de Bunzelwitz.)

Ayez la bonté de m'apporter ou de m'envoyer cette après-midi le tome de Voltaire qui contient l'Œdipe, et le troisième tome des Oraisons de Cicéron.7-a

6. AU MÊME.

Camp de Strehlen, 18 novembre 1761.

Voici l'ode corrigée, que je vous renvoie.7-b Je vous suis obligé des remarques que vous m'avez envoyées. Vous me fouettez avec des roses; il y aurait encore bien des choses à dire. Si j'avais du temps et du génie, je ferais mieux. J'ai changé la plupart des endroits que vous avez critiqués comme l'abbé d'Olivet. Il y en a quelques-uns où je me suis épargné. Je crois n'avoir pas cité Thésée mal à propos; il descendit aux enfers avec Pirithoüs, mais il ne put pas le ramener. C'est pourquoi j'ai cru pouvoir dire :

Plus heureux que Thésée,
J'irais de l'Élysée
Ramener mon héros.

Votre accident est fâcheux;7-c cependant je crois que si vous étiez<8> docile, un bon chirurgien vous guérirait. A présent, ce n'en est ni le temps, ni le lieu. Adieu; je m'en vais lire pour bercer et endormir mon inquiétude et ma douleur, qui me suivent partout. Si je ne puis m'en défaire, je veux au moins les étourdir. Adieu.

7. AU MÊME.

(Strehlen) 24 novembre 1761.8-a

O Catt! nos jours, nos ans s'écoulent,
Qui peut, hélas! les racheter?
Les destins cruels qui nous roulent
Ne se laissent point arrêter.

Nous avons deux temps dans la vie :
L'un est l'empire de l'erreur,
Où nous jouissons du bonheur;
L'autre est pour la philosophie,
Toujours triste, morne et rêveur.

De vos beaux jours et de votre âge
Le premier est l'heureux partage.
Les doux plaisirs, les passions,
Les charmes des illusions,
Attirent par leur assemblage
Les prémices de notre hommage.
La vive imagination
Du plus frivole badinage
Vous fait une occupation,

<9>

Vous montrant la légère image
D'un plaisir facile et volage.

Ici l'Amour, en badinant,
Décoche une flèche dorée,
Dont vous sentez incontinent
La pointe en votre cœur entrée.
Vous soupirez, vous vous troublez,
Et vos feux bouillants redoublés,
Tous les sentiments de votre âme,
Sont pour l'objet qui vous enflamme;
Le posséder, c'est être heureux.
La jouissance éteint vos feux;
Vous l'abandonnez, car tout s'use.
L'inconstance a plus d'une excuse,
Et les amants n'en manquent pas.

Vous quittez Flore, et vers Sylvie
L'amour a dirigé vos pas;
Tout le bonheur de votre vie
Est de posséder ses appas.
Bientôt une autre lui succède;
Vient son tour, et celle-là cède
Votre cœur au nouvel objet
Dont Vénus vous rend le sujet.

Ainsi, courant de belle en belle,
Un heureux instinct vous appelle
A goûter des plaisirs nouveaux.
Des soucis la troupe cruelle,
La prévoyance et sa séquelle,
Ne vous livrent jamais d'assauts.
Votre cœur ouvert se déploie
Au sein de la société,
Et, sans gêne et sans gravité,
Aux épanchements de la joie
Vous vous livrez en liberté.

<10>

Tout semble créé pour vous plaire;
Votre gaîté, que rien n'altère,
Du moindre objet fait son profit.
La vérité, sans contredit,
Souvent dure et toujours sévère,
Ne vaut pas, quoi qu'on nous en dît,
Une jouissance en chimère.
Être heureux, c'est la grande affaire;
Et dans ce séjour imposteur
Où tout est fiction et songe,
Où chacun dans l'erreur se plonge,
Qu'importe donc que le bonheur
Soit en nous l'effet de l'erreur?
Chérissons-en jusqu'au mensonge.

On nous le dit, nous sommes tous,
Les uns moins, les autres plus fous.
Fuyez la folie intraitable,
D'humeur dure et peu sociable,
Et conservez toujours chez vous
La plus vive et la plus aimable;
De tous les agréments pour nous
Elle est la source intarissable.

Pour jouir longtemps de ce bien,
Gardez de n'approfondir rien.
Les objets ne sont que folie;
Effleurez leur superficie.

Vos plaisirs sont comme une fleur;
Cueillez-la d'une main légère;
A sa nuance, à sa couleur,
Au doux parfum de son odeur
S'attache un prix imaginaire.
Ah! nos sens ont tout à risquer
De qui veut métaphysiquer;
La rose, sous la main profane
Qui s'obstine à la disséquer,

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Perd tout son éclat et se fane.
Le monde, et sans rien excepter,
S'échappe dès qu'on le pénètre;
L'examiner et le connaître,
C'est apprendre à s'en dégoûter.

Pour moi, qu'une longue infortune,
Que l'âge et les maux ont flétri,
Sous le fardeau qui m'importune
J'ai fait divorce avec les Ris.
Mon erreur s'est évanouie,
Je touche aux bornes de ma vie;
Et la raison, à mes esprits
Montrant son austère figure,
Règle mes occupations,
Et veut qu'en suivant son allure,
Avec son compas je mesure
La moindre de mes actions.
Cette raison a ses apôtres;
Mais dure, inflexible envers nous.
C'est un pédagogue en courroux
Qui nous nuit en servant les autres.

Malgré tous les destins divers
Dont le caprice nous irrite,
Nous lutinant dans l'univers,
Nous allons tous au même gîte;
Les ignorants et les experts
Passeront tous l'eau du Cocjte.
L'Amour et les Plaisirs légers
Jusqu'aux portiques des enfers
En foule iront à votre suite.

Pour moi, en rêvant tristement,
Peut-être en hâtant le moment
Du coup de ciseaux de la Parque.
J'irai mélancoliquement
Passer dans la fatale barque.

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N'allez donc pas vous dessaisir
Des erreurs, charmes de la vie :
O Catt! un moment de plaisir
Vaut cent ans de philosophie.

J'ai fait mon Marc-Aurèle ou mon Zénon12-a pour moi; il convient à mon âge, à ma situation, et à tous les objets qui m'entourent. Vous qui êtes gai, qui ne voulez pas quitter les illusions qui vous flattent, je vous donne de l'Épicure; c'était mon maître lorsque j'avais votre âge. Je crains bien que, quand vous aurez le mien, vous ne reveniez à Zénon et à nos stoïciens. Ils nous donnent au moins un roseau pour nous appuyer lorsque le malheur nous abat, au lieu qu'Épicure n'est recevable qu'au sein de la prospérité. Ainsi tout a ses saisons. Vous êtes dans celle qui produit les fleurs et les fruits, et moi dans celle où les feuilles tombent, et où les arbres se dessèchent.

8. AU MÉME.12-b

(Breslau) 14 avril (1762).

Je vous renvoie le catalogue avec quelques marques, en vous remerciant. On reliera les livres choisis à Berlin. Il n'est pas de saison de les envoyer présentement ici, vu que nos mouvements vont bientôt commencer; mais je regarde ces livres comme des aliments que j'amasse pour nourrir mon âme l'hiver prochain, si je reste en vie. Je vous admire, mon cher, avec votre bonne espérance; je n'ai pas<13> la foi aussi vive que vous; je ne prévois pas l'avenir plus qu'un dindon, et je me vois environné de piéges, d'embûches et de précipices, sans nouvelles certaines jusqu'au jour présent. Ce sera le 20 qu'elles arriveront, tant de Russie que de Constantinople. Dites au bon marquis que quand il y aura quelque chose de bon à lui apprendre, je me hâterai de le lui communiquer. Sachez tous cependant que la paix avec les Suédois va se faire en même temps que celle des Russes. Je lis à présent Fleury;13-a mais comme mon tracas commence déjà, je ne vais pas si vite avec ma lecture que cet hiver. Je me réjouis sur votre retour. Adieu, mon cher; veuille le ciel que je puisse vous donner de bonnes nouvelles à votre arrivée!

9. AU MÊME.

Seitendorf, 14 (juillet 1762).

Notre campagne va cahin-caha, mon cher; nous sommes magni in minimis. Nous faisons tous les jours une vingtaine de galeux de prisonniers; mais de Caron pas un mot. Le maréchal Daun a épousé la montagne de Barsdorf; il en est inséparable. Je suis vis-à-vis de lui à le contempler, et voilà tout. Il faut avoir recours à une nouvelle machine. Je dresse ma batterie. Ceci me traînera jusqu'au 20; à savoir si alors je ne manquerai pas encore mon coup. Le temps et cent autres raisons me pressent; je suis dans de grands embarras, dont le public superficiel et frivole ne devine pas les raisons. La Providence, ou le destin, ou le hasard, mèneront tous ces événements comme il<14> leur plaira, sans cependant que j'ose jusqu'ici en prévoir le dénoûment.

Je vous envoie des vers pour votre belle,14-a que vous pourrez enchâsser dans votre prose comme il vous plaira.

Toujours absent de vous, et voulant vous joindre,
Rempli, frappé de vos attraits,
Je comptais les larcins que vos charmes ont faits.
Mon cœur, friponne, était le moindre;
Par un art jusqu'ici nouveau,
Inconnu de toutes nos belles,
Vous avez dépouillé l'Amour de son bandeau,
De son carquois et de ses ailes.

En voici un autre :

Un indigne intérêt fut l'Apollon d'Horace;
Une douce mollesse enfla le flageolet
Sur lequel soupirait Gresset.
Pour moi, que malgré moi vous placez au Parnasse,
Si ces vers paraissent au jour,
Momus et les neuf Sœurs pourront me faire grâce;
Je ne suis inspiré que par le tendre Amour.
Lorsqu'il dicte, j'écris; ces vers sont son ouvrage;
Daignez, chère Ulerique, accepter son hommage.
Mais mon exil, hélas! Sera-t-il sans retour?
Heureux qui vous adore et qui vous le peut dire!
Malheureux, comme moi, qui ne peut que l'écrire!

Cette petite provision poétique pourra vous servir, dans le besoin, pour remplir vos billets doux. J'aimerais mieux, je vous l'avoue, expulser le maréchal Daun de la Silésie que de faire de mauvais vers; mais l'un est plus aisé que l'autre. Je fais ce que je puis, et je me borne à mes faibles talents. Vous chassez beaucoup; si vous pouviez chasser ces Autrichiens, il y aurait de quoi faire une belle curée; mais votre<15> fusil ni votre dragée ne portent pas si loin. Patience, patience, c'est le refrain de cet hiver, et qui continue bien longtemps. Adieu, mon cher; portez-vous bien, et faites des vœux pour nous.

10. AU MÊME.

Camp de Seitendorf, 17 juillet 1762.

Vous parlez de mes vers comme s'ils valaient quelque chose; et je vous assure que j'en connais moi-même la faiblesse et les défauts. Quand j'en ai le temps, j'en fais d'un peu moins mauvais. Pour ceux-ci, écrits au milieu de l'agitation, du trouble et des inquiétudes, compagnes des expéditions militaires, ils ne sont bons que pour le moment, et pour flatter la personne à laquelle ils sont destinés. Les femmes n'y prennent pas garde de si près; tous les vers qui leur disent des douceurs sont bons à leurs yeux. Je crois que ceux-ci rempliront le but, n'étant faits que pour plaire, et n'ayant point à soutenir l'examen rigoureux des d'Olivet et des Fréron.

Nous ne faisons que des misères. Je suis honteux de ma campagne; les choses ne prennent pas encore le tour que je souhaiterais, et je crains bien que ce que je vous ai dit cet hiver ne s'accomplisse au pied de la lettre. Nous verrons, le 20 de ce mois,15-a ce qui en sera. J'ai de la peine à me tranquilliser; Marc-Aurèle et les stoïciens l'emportent quelquefois; mais souvent le naturel prend le dessus, et fait taire la philosophie. Que le ciel nous assiste, et nous donne quelque grand avantage qui achemine enfin les choses à la paix tant souhaitée et si nécessaire! Il reste encore quelque lueur d'espérance de la part<16> des gens sans prépuce,16-a si l'on pouvait se fier à leur parole. Mais Fabrice,16-b que j'ai lu, me fait trembler, et j'appréhende que nous n'en tirions aucun parti. Adieu, mon cher; chassez, si la chasse peut faire quelque chose pour nos affaires. Je ne vous ferai venir que lorsque nous pourrons entreprendre le siége de Schweidnitz.

11. AU MÊME.

(Camp de Seitendorf) ce 18 (juillet 1762).

Je vous envoie des vers16-c que j'ai faits hier pour vous pendant la pluie. J'ai reçu aujourd'hui une nouvelle qui m'accable, et dont malheureusement vous ne serez que trop tôt instruit à Breslau. J'en suis si consterné et si affligé, que je ne sais encore de quel côté me tourner. Il n'y a pour moi que des lueurs d'espérance, mais des malheurs réels qui m'accablent. Les belles prophéties sont toutes démenties;16-d et Dieu sait quel destin m'attend encore. Adieu, mon cher; mon cœur est si affligé, qu'il m'est impossible de vous en dire davantage.16-e

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12. AU MÊME.

(Camp de Dittmannsdorf) ce 26 (juillet 1762).

Voici encore des vers pour votre belle,17-a capables de soutenir votre réputation poétique; comme ils se trouvent à peu près de la même trempe que les premiers, on les trouvera aussi bons que les autres. Nous allons commencer un siége, ou, pour mieux dire, nous ne savons ce que nous faisons. Nous sommes dans un chaos d'événements, de contradictions, d'embarras et d'incertitudes; et nous avons l'effronterie d'affecter un maintien comme si de rien n'était. Je suis excédé du fichu rôle que je joue, et je donne mes affaires, la guerre et mon existence au diable cent fois par jour. Ce n'est pas suivre littéralement les préceptes de Marc-Aurèle, mais le fond du cœur. L'homme se soulève et se révolte quelquefois contre la fortune qui le persécute, comme il arrive aux forçats de se débattre dans leurs chaînes sans pouvoir s'en délivrer. Voici les vers; ils sont cependant doux et tendres, et comme il convient à un amant de les faire.

Nul miracle à l'amour ne paraît impossible;
En subjuguant les dieux, il est seul invincible.
Que d'exemples nombreux j'en pourrais étaler!
Hercule, dont le cœur fait pour se signaler
N'était qu'à la gloire accessible,
Amolli pour Omphale, amant tendre et sensible,
A ses pieds apprit à filer.

Le souverain des dieux, dont la foudre terrible
De l'Olympe aux enfers les faisait tous trembler,
Sitôt qu'il se sentit brûler
D'amour et de désirs pour la charmante Europe,
Il déguisa le dieu sous la folle enveloppe
Des animaux qu'a fait parler
La Fable, en empruntant l'esprit qu'avait Ésope.

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Si l'amour exerça ce souverain pouvoir,
Il est facile à concevoir
Qu'en influant sur ma planète,
Surtout m'obligeant de vous voir,
De moi, chétif mortel, il ait fait un poëte.
Mais en m'apprenant à rimer,
Par un tour qui me désespère
Il raya du dictionnaire
Des termes assez forts et dignes d'exprimer
Le feu que dans mon cœur vous venez d'allumer.
Hélas! par quel moyen ou par quel stratagème
Pourrais-je donc vous informer,
Ma divine Ulerique, à quel point je vous aime?

Adieu; j'ai erré toute la journée dans les montagnes, l'esprit inquiet et triste; je vous abandonne les pensées amoureuses, je vais me jeter entre les bras de Morphée, qui, pour me persécuter jusqu'au bout, me régalera de quelque rêve funeste.

13. AU MÊME.

7 octobre 1762.

Je vous renvoie ce tome expédié; je vous prie de m'en envoyer un autre. Ce maudit Gribeauval a résolu, je pense, de me faire achever ici toute l'Histoire ecclésiastique. Adieu.18-a

<19>

14. AU MÊME.

(Meissen) ce 18 (novembre 1762).

Je vous renvoie, mon cher, trois volumes de sottises ecclésiastiques, que j'ai expédiés; je compte de vous renvoyer les trois derniers volumes le 25. Vous les ferez partir pour Breslau à la première occasion. Que de mauvais raisonnements et de sophismes! Ce serait là le lieu de dire comme l'abbé Terrasson :19-a Pas un mot de géométrie dans tout cela.

Nous sommes en négociation pour convenir d'une convention pour l'hiver avec les ennemis; dès qu'elle sera conclue, et que j'aurai fini ici des arrangements très-essentiels, je ferai un tour pour visiter mes quartiers, et, cette tournée finie, je compte d'être le 5 à Leipzig. J'y appointerai mon cher marquis,19-b et vous pourrez profiter de l'occasion pour prendre haleine des travaux conjugaux dont je m'imagine que vous devez vous ressentir, ayant probablement fait des efforts pour soutenir la réputation de vos compatriotes. A Leipzig, j'étudierai tout à mon aise, et, si les conjonctures le permettent, je reposerai ma pauvre tête ébranlée par toutes les vives secousses qu'elle a soutenues l'hiver passé et toute cette campagne. N'oubliez pas le siége de Malte;19-c et si vous trouvez quelque nouvelle tragédie qui en vaille la peine, chargez-vous-en; car ici je vous jure qu'on ignore jusqu'aux almanachs, et que beaucoup de personnes y meurent sans savoir si l'on imprime ou non en France ou en Hollande. Quintus,19-d<20> qui est ici, me parle de livres allemands que je ne connais ni ne veux connaître. Je lui ai promis des annales de tous les célèbres pillards, depuis Charles-Quint jusqu'à nos jours, ad usum legionum franquum. Adieu, mon cher; je compte de vous trouver le 5 décembre à Leipzig.

15. AU MÊME.

Meissen, 25 novembre 1762.

Je vous renvoie les trois derniers tomes de Fleury. Mes vers vous disent20-a ce que j'en pense; ainsi ce serait superflu de le répéter en prose. Je suis encore environné d'embarras de toutes les espèces, militaires, politiques, et des finances. Je ne sais, en vérité, ce que tout ceci deviendra. Je crois encore que je pourrai me rendre le 5 du mois prochain à Leipzig; cependant, comme cela n'est pas bien sûr, je vous écrirai encore pour vous marquer positivement ce qui en sera. Patience, patience, c'est un mot que je ne cesse de me répéter; néanmoins j'en suis bien las, et je voudrais volontiers trouver un refrain plus agréable.

Adieu, mon cher; vous avez obtenu de la fortune et de l'amour tout ce que vous souhaitez; vous pouvez être content. Pour moi, je n'ai plus rien à démêler avec l'amour; mais si la fortune voulait un peu me seconder, je n'en serais pas fâché. Mes compliments au marquis. Adieu.

<21>

16. AU MÊME.

(1764.)

Les gens de lettres deviennent, à la honte du siècle, aussi avides d'intérêt que les financiers. Ce Toussaint21-a n'a rien à Bruxelles, et refuse cinq cents écus qu'on lui offre avec une place à l'Académie. Ce siècle philosophique est très-peu philosophe. J'en ai honte. Un professeur en langue française n'est pas ce qu'il nous faut, mais bien un grammairien et un puriste. Voyez, je vous prie, ce que nous pouvons faire de cet homme, qui s'est attiré la disgrâce de la reine de France pour avoir dit qu'une reine abandonnée de son époux, pour l'ordinaire, se faisait dévote. Cela est bon français et très-académique, mais peu politique. J'espère que votre fièvre va mieux.

17. AU MÊME.

(Bains de Landeck, 1765.)

Je vous renvoie, mon cher, la réponse pour d'Alembert,21-b que Villaume21-c copiera. Je vous renvoie en même temps la lettre du mar<22>quis italien, à laquelle il me semble qu'il n'est pas nécessaire de répondre. On m'a ordonné quatre-vingts heures de bains. Cela est fort pour un homme qui n'aime pas à perdre son temps dans l'eau. Mais enfin j'ai pris ma résolution, et j'ai déjà vingt-huit heures de ma cure d'absolvées. Mes jambes désenflent, et je me trouve assez bien. On me dit que dans trois jours je prendrai les hémorroïdes, la gale, ou la lèpre. J'attends tout cela de pied ferme, prêt à rire des prophètes aquatiques, si rien de tout cela ne m'arrive, et charmé, si je détrompe ce petit canton d'un préjugé. Ce sera toujours une crédulité superstitieuse de moins. Promenez-vous tranquillement à Sans-Souci. Je n'y serai que vers la mi-septembre. Est-ce donc que le diable a emporté le marquis en chair et en os? Car on n'entend pas plus parler de lui que s'il était enterré.

A propos, le duc de Parme vient de mourir. Belle excuse pour M. Du Bois pour ne me point envoyer le Corrége. Mes bains m'absorbent tout mon temps. Je m'étais attendu à étudier ici tout à mon aise; les eaux me dérangent tout mon plan. A peine puis-je lire quatre heures par jour. Adieu, mon cher; portez-vous bien, et ayez pitié de ceux que l'enchaînement fatal des choses a condamnés à passer quatre-vingts heures dans l'eau.

Je vous envoie le blanc signé.22-a

<23>

18. AU MÊME.

Bains de Landeck, 22 août 1765.

Je vous écris de l'eau, mon cher, où je vis plus que sur terre. Je commence à devenir poisson ou canard, je ne sais moi-même lequel des deux. Il ne faudrait qu'un Ovide pour célébrer ma métamorphose. Que nos bons Berlinois sont bêtes! Ils me disent enflé, m'écrit-on. Que sera-ce quand ils me verront chargé d'écailles, et orné de nageoires? Sans doute ils me prendront pour le poisson orné. Qu'importe? Je me porte mieux, mes jambes reprennent insensiblement leur élasticité,23-a et les on dit ne font de mal à personne. Il me reste huit heures de bains, que j'expédierai en deux jours, et je crois être de retour à Berlin le 14 ou le 15 du mois prochain. Cela s'appelle au moins expédier la besogne. Mais notre bon marquis me paraît inconcevable.23-b Ne pourrait-il pas m'écrire sur un chiffon, selon sa noble coutume, pour dire où il est, et la raison qui le retarde? S'il lambine encore, je prouverai, par conjecture, qu'il est enfermé dans un cul de basse-fosse, ou qu'il est gisant, et que nous ne le reverrons qu'à la vallée de Josaphat. Quel homme! quel homme!

J'ai vu ici tous les originaux de la contrée, entre autres un vieux comte dont la physionomie et l'accoutrement bizarre m'ont pensé faire éclater de rire à la simple inspection oculaire. Il s'est mis à parler, et il n'y a plus eu moyen de se tenir. Mes neveux23-c se sont surtout signalés par de grands éclats. Mais nous avons trouvé des prétextes, tant bons que mauvais, pour justifier notre gaîté, et notre bon compagnon, entraîné par la gaîté des jeunes gens, s'est mis à rire le<24> plus cordialement du monde de lui-même, sans qu'il le sût. Il a cependant de quoi se consoler. Il possède en biens-fonds au delà de six cent mille écus. Je vous en souhaite autant, mais sans son ridicule; car, s'il était joint à la possession du monde entier, l'être n'en serait pas moins l'animal le plus vexatif et le plus ridicule de notre espèce. Adieu, mon cher; je m'en vais me coucher.

19. DE M. DE CATT.

Potsdam, 26 septembre 1768.



Sire,

Votre Majesté est la bonté même; son âme est faite pour les grandes choses, et son cœur pour les grands sentiments de générosité; plus V. M. pardonnera, plus elle sera elle-même. J'ose la supplier encore, à ses pieds, d'accorder au marquis ce congé qu'il désire;24-a il reviendra, j'en suis sûr; il l'atteste sur ce papier, qui criera contre lui, s'il pouvait manquer à sa parole. Par ce trait généreux, vous conserverez, Sire, un ancien serviteur, un homme honnête qui chérit V. M. Il n'y aurait plus d'excuse pour le marquis, s'il ne revenait point; tout annoncerait son ingratitude, et ce dont est capable un cœur, Sire, comme le vôtre. Le marquis se dira un jour, j'en suis sûr : Pourrais-je vivre ailleurs qu'aux pieds d'un prince si bon, qui peut avoir tant de condescendance? Ah! Sire, qu'elle se laisse fléchir, qu'elle daigne accorder cette grâce; ce sera un bienfait qu'elle répandra sur moi, et dont le souvenir ne finira qu'avec mon existence. Le marquis reparaîtra<25> plus exact, plus attaché, s'il est possible; je n'en doute pas un instant. Il a senti qu'il était de la justice de ne point tirer les appointements pendant son absence; qu'elle en fixe la durée; tout me dit que le marquis reviendra, comme tout me prouve que V. M. a l'âme aussi belle que le cœur tendre, bon et compatissant.25-a

Je suis avec un profond respect,



Sire,

de Votre Majesté
le très-humble, très-obéissant et très-soumis serviteur,
de Catt.

20. A M. DE CATT.

Potsdam, 2 février 1770.

Je vous fais cette lettre pour vous dire que, vous ayant conféré une vicairie qui vaque dans le chapitre de Saint-Pierre et Paul, à Halberstadt, avec le bénéfice de la résigner, vous vous en adresserez à mon ministre d'État de Münchhausen pour les expéditions, qu'il a ordre de faire en conséquence. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.

<26>

21. AU MÊME.

(1773.)

Ne venez point cette après-midi, parce que tout le monde va à Sans-Souci, et qu'on ne sera de retour que vers le soir. Prenez soin de votre santé; la fièvre est une vilaine chose :

Faites-la sortir, quoi qu'on die,
De son superbe appartement,
Où la cruelle insolemment
S'acharne à votre belle vie.26-a

Pour moi, qui ne suis pas un morceau friand, je n'ai été secoué que quatre fois par cette mégère; apparemment elle ne m'a pas trouvé à son goût, et, en me servant de quinquina, je me suis confirmé dans l'opinion que ce spécifique est plus sûr contre la fièvre que l'eau bénite contre le diable. Adieu.

22. AU MÊME.

(Potsdam 1773.)

Je ferai payer les deux tableaux par Splitgerber, faisant neuf cents ducats ensemble. Pour le Corrége, il n'y a pas moyen de donner quatorze mille ducats, cela est fou et exorbitant; mais si on se contentait de douze mille écus, je les payerais, et ce serait toujours un bel avantage pour les moines de pouvoir faire bâtir une chapelle d'argent hérétique. Si on veut ce prix du Corrége, je le payerai sitôt; mais je ne saurais le surpasser, car le reste serait folie.

<27>Pour peu que M. d'Alembert se donne de peine, il me trouvera quelque sujet, ne fût-ce qu'un ex-jésuite.

23. AU MÊME.

Burkersdorf, (août) 1778.

Je vous suis obligé des anecdotes que vous me rapportez au sujet du défunt patriarche;27-a je souhaiterais que vous me mandiez plutôt ce qu'il faisait vivant que ce qu'il a dit. Le tumulte des camps, et la dure besogne dont je suis chargé, m'empêchent d'entreprendre maintenant son Éloge; je renvoie cet ouvrage au quartier d'hiver; mais je crains que l'orateur soit trop inférieur à la matière qu'il doit traiter. C'est bien dommage que la bibliothèque de ce grand homme soit enlevée, pour ainsi dire, à l'Europe.27-b Notre siècle dégénère; il n'y a plus, comme autrefois, des amateurs des beaux-arts et des sciences. Si ces arts se perdent, comme je prévois que cela arrivera, à quoi l'attribuer qu'au peu de cas que l'on en fait? Pour moi, je les aimerai jusqu'au dernier soupir de ma vie. Quoique né avec des talents circonscrits dans des bornes étroites, je ne trouve de consolation pour supporter le fardeau de la vie qu'avec les Muses; et je vous assure que si j'avais été maître de mon destin, ni l'orgueil du trône, ni le fier commandement des armées, ni le frivole goût des dissipations, ne l'auraient emporté sur elles. Je sacrifie aux lettres le peu de moments de loisir dont je puis disposer, et je regrette d'autant plus Voltaire, que le<28> trône du Parnasse, qu'il a occupé, demeurera longtemps vacant, et que, pour moi, je ne le verrai jamais remplacé.

La carrière des armes me fournit dans cette Bohême d'autres difficultés. On a déserté toute cette province que nous occupons. Rien de plus rare que de voir un Bohémien. Vous ne trouvez ni chevaux ni bestiaux dans les villages, et le César Joseph est enfermé dans des ouvrages de fortifications plus difficiles à forcer que Lille en Flandre. Tout cela nous obligera de nous retourner de bien des façons pour que le sacré estomac de Sa Majesté Impériale rende cette Bavière qu'elle a avalée trop vite, et qui lui cause une indigestion.

Cura ut valeas.

24. AU MÊME.

(Silberberg, février 1779.)

J'ai reçu les livres que vous m'avez envoyés, dont j'avais grand besoin, parce que j'avais épuisé ce qui restait dans ma petite provision, et que je lis presque toute la journée. Nos démonstrations, qui ne sont ni algébriques, ni géométriques, ont produit que l'ennemi vient d'abandonner Braunau, et le comté de Glatz à l'exception de Reinerz et de Lewin. On a fait cinquante prisonniers, dont deux officiers. Je n'entends rien aux aurores boréales,28-a et j'y ajoute autant de foi qu'aux comètes. Élève de Bayle, j'ai l'esprit tranquille à l'égard de ces superstitions, mais non pas sur la bonne foi de la cour de Vienne. C'est sa réponse qu'il faut attendre, et qui terminera nos incertitudes.<29> Je préférerais de beaucoup la fièvre tierce à l'état où je suis depuis si longtemps; car si on a la fièvre, on lui oppose du quinquina; mais qu'opposer à la friponnerie, à la supercherie, à la mauvaise foi d'un ministre? La potence; mais on ne fait pas pendre qui l'on veut. Il n'y a que dame Thérèse qui puisse condamner un Kaunitz à l'échafaud; car s'il m'arrive de battre ces gueux de soldats qu'on m'oppose, et d'en tuer par centaines, le b..... de ministre n'en tient aucun compte. Mes compliments à ma petite.29-a Adieu; soignez-vous, et tâchez de vous guérir radicalement. Vale.

25. AU MÊME.

(Silberberg, février 1779.)

Voici deux livres que je vous renvoie. Je vous prie de me les remplacer par les Révolutions romaines de Vertot,29-b et par le volume de Voltaire qui contient l'Ingénu,29-c que vous trouverez dans la bibliothèque. D'ailleurs, nous flottons encore toujours dans les incertitudes; et quoique, par de simples démonstrations, j'aie fait quitter Braunau et Wünschelbourg aux Autrichiens, je n'ai rien pu entreprendre, à cause des chemins, qui sont si abominables dans les montagnes, que des ruisseaux sont devenus des torrents. Adieu; mes compliments à la petite Alcmène.

<30>

26. DE M. DE CATT.

Breslau, 16 février 1779.

La charmante Alcmène se porte bien; elle a prévenu par des cris de joie les compliments que j'avais ordre de lui faire. Ne pouvant sortir à cause de la fièvre, j'ai fait chaque jour demander de ses nouvelles.

27. A M. DE CATT.

Silberberg, février 1779.

Voilà vos trois volumes de Vertot. J'expédie un volume chaque jour, et si cela dure, je pourrai bien, en me perfectionnant, en faire autant d'un in-folio; mais il faut du temps encore pour que ma langue acquière assez de rapidité, et mes yeux plus de force, pour aller aussi lestement pour cela. L'on parle ici d'un courrier du prince Repnin, et l'on prétend qu'il est allé chercher la paix à Vienne pour nous l'apporter ici. Si cela est, votre seconde prophétie sera plus sûre que la première. Je vous prie de m'envoyer les deux premiers volumes des Orationes Ciceronis. Dans peu je renverrai également l'Ingénu. Vale.

<31>

28. AU MÊME.

(Silberberg) 25 février 1779.

Grand merci pour Cicéron; c'est une bonne nourriture pour l'âme, et que je relis toujours avec plaisir. Voilà donc la paix qui va se faire. Les prophètes font bien d'avoir de doubles prophéties : en cas que l'une ne réussisse pas, on met l'autre en avant. Deux ans de guerre, une année de guerre, après tout il faut bien que quelque chose de tout cela s'accomplisse. Mais pour la comédie,31-a il ne sera temps d'y penser que lorsque tous les troubles seront réellement apaisés. Que de papier il faudra barbouiller encore avant d'en venir là! Je crois bien que la paix fait plaisir à tout le monde, car le paysan, le gentilhomme, et le bourgeois, ne font que perdre quand la guerre dure. Mais cette guerre et cette paix n'ont été que des misères, l'ouvrage d'un vieillard épuisé, sans force et sans vigueur. Je me suis dit souvent ces vers de Boileau :31-b

Malheureux, laisse en paix ton cheval vieillissant,
De peur que tout à coup, essoufflé, sans haleine,
Il ne laisse, en tombant, son maître sur l'arène.

Adieu, mon cher; guérissez-vous de la fièvre.

Il me faut encore De natura deorum.

<32>

29. AU MÊME.

(Silberberg) 27 février (1779).

Demain je vous renverrai les Oraisons de Cicéron, en vous demandant le troisième, quatrième et cinquième volume. Je m'accommode toujours bien de cet homme; nous sommes d'anciens amis, et, en quelque occurrence que ce soit, sa compagnie est préférable à presque tous les autres auteurs anciens. J'en viens aux oracles de Pitt expliqués par lui-même,32-a et je trouve qu'il est fort heureux que ce Pitt ne soit pas employé par Kaunitz comme plénipotentiaire pour la paix; car par ses explications il pervertirait le sens de toutes les conditions dont les médiateurs seraient convenus. Les nouvelles de ma petite me font toujours plaisir; on ne rencontre pas d'honnêtes gens qui le soient autant qu'elle, et je prise plus sa vertu que sa charmante petite figure. Notre guerre finira aussi sottement qu'elle a été stérile en événements fameux, et moi, je retournerai ramer mes choux à Sans-Souci, et le public dira : N'était-ce que cela? cela valait-il la peine de faire tant de bruit? Et je répondrai : C'est ainsi, comme vous voyez, que doivent être les exploits des septuagénaires. Adieu, mon cher; mes compliments à ma petite. Vale.

<33>

30. AU MÊME.

(Silberberg, 27 février 1779.)

Voici une lettre de M. d'Argental, à laquelle vous ferez une réponse obligeante, en lui marquant que, ne pouvant pas réparer la perte des grands hommes, le devoir de leurs contemporains était borné à rendre justice à leur mérite et à les regretter. Vale.

<34><35>

APPENDICE.

VERS DE M. DE CATT A SA FIANCÉE.35-a

Iris, qu'exigez-vous de moi?
Qui peut vous inspirer cette bizarre envie, [+plaisante]
Et par quelle cruelle loi [+]
Voulez-vous que je versifie?
Ah! si les eaux de l'Hippocrène
Soulageaient un peu les amants, [-pouvaient soulager un amant
J'irais, j'irais dès ce moment
M'enivrer à cette fontaine.
Déjà, des traits d'Amour innocente victime,
Ma raison de ses fers n'a pu me préserver;
Vous voulez donc, pour m'achever,
M'asservir au joug de la rime?
Encor, si je pouvais me flatter en ce jour

<36>

Que pour prix de mes vers cette mère si tendre
Voudrait, sans plus me faire attendre,
Couronner mon fidèle amour! [+-Sceller les feux de mon amour.
Mais, sans nourrir ici d'espérance indiscrète,
Daignez au moins, Iris, soulager mon tourment;
[Et si l'Amour me rend poëte,
En retour, charmante Riquette,
Aimez-moi du moins tendrement.]
Et si je pouvais devenir poëte,
Aimez-moi toujours tendrement.

Mais cette digne mère, en qui la vertu brille,
Pour mon repos peut bien moins que sa fille.
Vous pouvez seule apaiser mon tourment.
Pour prix de ce qu'Amour me rend fou et poëte.
Par pitié, charmante Ulriquette,
Aimez-moi du moins tendrement.


12-a Le Stoïcien. Voyez t. XII, p. 208-218, et t. XIX, p. 297 et suivantes.

12-b M. de Catt était alors à Berlin. Voyez t. XIX, p. 337 et suivantes.

13-a Voyez t. XIX, p. 343.

14-a Voyez t. XIV, p. xI et xII, 141 et 142; voyez aussi l'Appendice à la fin de cette correspondance.

15-a Le Roi voulait attaquer ce jour-là les Autrichiens, pour les éloigner de Schweidnitz.

16-a Les Turcs et les Tartares. Voyez t. IV, p. 207 et 208, 258 et 259; t. V, p. 42 et 121; et t. XIX, p. 177, 184, 185 et 263.

16-b Anecdotes du séjour du roi de Suède à Bender, ou lettres de M. le baron de Fabrice, pour servir d'éclaircissement à l'histoire de Charles XII. Hambourg, 1760, in-8.

16-c Vers à la belle. Voyez t. XIV, p. 143.

16-d On avait prédit au Roi qu'il gagnerait une bataille dans l'année, et que la paix aurait lieu. Il s'amusait quelquefois à écouter de pareils propos. Voyez t. XIX, p. 125 et 126.

16-e Le Roi avait mis dans l'enveloppe de cette lettre un billet conçu en ces termes : « Mon cher Pierre III détrôné, mort! Est-il un sort pareil au mien! » Pierre III, détrôné le 9 juillet 1762, mourut le 17. Voyez t. V, p. 214 et 215; t. XVIII, p. 170; et t. XIX, p. 375.

17-a Voyez t. XIV, p. 144 et 145.

18-a Le Roi lisait Fleury pendant le siége (de Schweidnitz), me renvoyait mon volume, en m'en faisant l'extrait en vers. (Note de la main de M. de Catt.) Voyez t. VII, p. vI et vII, et t. XIV, p. 158-169.

19-a Voyez t. XVI, p. 91. Dans sa lettre à d'Alembert, du 29 janvier 1771, Frédéric attribue ce mot à l'abbé Trublet.

19-b Voyez t. XIX, p. 417 et suivantes.

19-c Frédéric parle probablement du siége de Malte qui eut lieu en 1565, et dont le récit se trouve dans les t. IV et V de l'Histoire des chevaliers hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, appelés depuis chevaliers de Rhodes, et aujourd'hui chevaliers de Malte, par M. l'abbé de Vertot. Nouvelle édition. Paris, 1761, sept volumes in-12. Voyez t. XIX, p. 105.

19-d Voyez t. V, p. 13, et t. XIX, p. 430.

20-a Voyez t. XIV, p. 167-169.

21-a François-Vincent Toussaint, né à Paris en 1715, accepta les offres du Roi, et arriva à Berlin en 1764. Il fut nommé professeur à l'Académie des nobles, et membre de l'Académie des sciences. Il mourut à Berlin le 22 juin 1772. Il avait publié, en 1748, l'ouvrage intitulé Les Mœurs (t. XX, p. 37), dont il a signé la dédicace du nom de Panage, mot tiré du grec et équivalant à Toussaint. Voyez t. IX, p. 90 et 91.

21-b Voyez la lettre de Frédéric à d'Alembert, du 20 août 1765.

21-c Voyez t. XIX, p. 301; t. XX, p. 67; et t. XXIII, p. 167.

22-a Ce blanc signé était pour une lettre à faire. (Note de la main de M. de Catt.)

23-a Voyez t. XIX, p. 447, et t. XX, p. 159.

23-b Voyez, dans la correspondance de Frédéric avec le marquis d'Argens, t. XIX, p. 448, la lettre du marquis, d'Avignon, 10 septembre 1765.

23-c Le prince Henri de Prusse (t. VII, p. 43), et les princes Frédéric et Guillaume de Brunswic (t. VI, p. 251, et t. XIII, p. 6 et 137).

24-a Voyez la correspondance de Frédéric avec le marquis d'Argens, t. XIX, p. 471-473, lettres 314 et 315.

25-a Le Roi a mis de sa main au bas de cette lettre la note suivante : « Le marquis est maître d'aller où il veut; voilà ce que vous lui pouvez dire.Federic »

26-a Voyez Molière, Les Femmes savantes, acte III, scène II.

27-a Voltaire, mort le 30 mai.

27-b Voyez la lettre de d'Alembert à Frédéric, du 15 août 1778.

28-a On avait écrit au Roi sur une aurore boréale, comme présageant de bonnes choses pour Sa Majesté. (Note de la main de M. de Catt.)

29-a La levrette Alcmène.

29-b Voyez t. XIX, p. 105 et 106, et ci-dessus, p. 19.

29-c Voyez Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XXXIII, p. 381-473.

3-a Voyez t. XV, p. IX et X, et p. 99-127.

3-b Voyez t. XIX, p. 161, 170, 176 et 186.

31-a Le prince Repnin proposait une actrice. Il m'avait prié à Breslau d'en écrire au Roi, ce que je fis. C'est une réponse à cette partie de ma lettre. (Note de la main de M. de Catt.)

31-b Épître X, vers 44-46, traduction d'Horace, Épîtres, liv. I, ép. 1, v. 8 et 9. Au lieu d'essoufflé, Boileau a mis efflanqué.

32-a Les mots oracles de Pitt font probablement allusion aux discours de cet homme d'État (mort le 11 mai 1778), qui désapprouvait la guerre contre les colonies, et en avait prédit les suites fâcheuses. Voyez la correspondance de Frédéric avec d'Alembert sur le même sujet, particulièrement ses lettres du 23 juin et du 5 octobre 1777.

35-a Le manuscrit original de cette pièce, dont il a été fait mention t. XIV, p. xI et XII, no XXX, se trouve aux Archives royales (Caisse 397, D). Les vingt vers sont écrits de la main de M. de Catt, qui y a ajouté les mots : Vers que le Roi me corrigea à Bettlern, 24 mai 1762. Frédéric a en effet noté trois corrections à la marge, et après avoir mis, de plus, trois nouveaux vers à côté des deux derniers de M. de Catt, il a fini par remplacer les quatre derniers vers de la pièce par six nouveaux.

4-a Cette lettre est datée, par erreur, du 24 novembre 1760 dans le Supplément aux Œuvres posthumes, t. III, p. 38, et dans la traduction allemande, t. XII, p. 127.

4-b Ce vers de Sémiramis, tragédie de Voltaire, acte I, scène I, est déjà cité t. XIX, p. 230 et 232 de notre édition.

4-c Celle de Torgau, livrée le 3 novembre 1760.

4-d Gombaut, de l'Académie française, mort en 1666; il est cité dans le second chant de l'Art poétique de Boileau.

5-a Bernard Lami, prêtre de l'Oratoire, mort en 1689, célèbre par sa rhétorique, qui parut en 1670 sous le titre : De l'art de parler. L'ordre philosophique et la profondeur des pensées de cet ouvrage l'ont fait comparer à l'Art de penser de Nicole.

5-b Nous ne connaissons pas de tragédie de Mahomet par Le Blanc. Probablement Frédéric veut parler de Mahomet II, tragédie en cinq actes et en vers, par Sauvé de La Noue. Paris, 1739, in-8. Voyez t. XIX, p. 26, 27 et 36.

5-c Voyez t. XIX, p. 123.

5-d Voyez t. XIX, p. 246, 247, 248 et 254.

6-a Le cardinal Quirini, à qui Voltaire avait dédié sa tragédie de Sémiramis. Voyez Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. V, p. 473 et 474; voyez aussi notre t. XXII, p. 254 et 255.

7-a On lit, au bas de ce billet, ces mots de la main de M. de Catt : « 29 août 1761. Le Roi campait dans le bois. »

7-b A la duchesse de Brunswic. Voyez t. XII, p. 33-39, et t. XIII, p. 168-173.

7-c M. de Catt s'était blessé en faisant une chute de cheval.

8-a Ces vers sont imprimés, avec de nombreuses variantes, t. XII, p. 219-223, sous le titre d'Épître à Catt. Frédéric en parle t. XXIII, p. 102. La date du 24 novembre 1761 a été ajoutée par M. de Catt à l'autographe du Roi.