389. AU MÊME.

Potsdam, 13 août 1766.

Je compte que vous aurez déjà reçu ma réponse à votre avant-dernière lettre. Je ne puis trouver l'exécution d'Abbeville aussi affreuse que l'injuste supplice de Calas. Ce Calas était innocent; le fanatisme se sacrifie cette victime, et rien dans cette action atroce ne peut servir d'excuse aux juges. Bien loin de là, ils se soustraient aux formalités des procédures, et ils condamnent au supplice sans avoir des preuves, des convictions, des témoins.

Ce qui vient d'arriver à Abbeville est d'une nature bien différente. Vous ne contesterez pas que tout citoyen doit se conformer aux lois de son pays; or, il y a des punitions établies par les législateurs pour ceux qui troublent le culte adopté par la nation. La discrétion, la décence, surtout le respect que tout citoyen doit aux lois, obligent donc de ne point insulter au culte reçu, et d'éviter le scandale et l'insolence. Ce sont ces lois de sang qu'on devrait réformer, en proportionnant la punition à la faute; mais, tant que ces lois rigoureuses demeureront établies, les magistrats ne pourront pas se dispenser d'y conformer leur jugement.

Les dévots, en France, crient contre les philosophes, et les accusent d'être la cause de tout le mal qui arrive. Dans la dernière guerre, il y eut des insensés qui prétendirent que l'Encyclopédie était cause des<117> infortunes qu'essuyaient les armées françaises. Il arrive, pendant cette effervescence, que le ministère de Versailles a besoin d'argent, et il sacrifie au clergé, qui en promet, des philosophes qui n'en ont point, et qui n'en peuvent donner. Pour moi, qui ne demande ni argent ni bénédiction, j'offre des asiles aux philosophes, pourvu qu'ils soient sages, qu'ils soient aussi pacifiques que le beau titre dont ils se parent le sous-entend; car toutes les vérités ensemble qu'ils annoncent ne valent pas le repos de l'âme, seul bien dont les hommes puissent jouir sur l'atome qu'ils habitent. Pour moi, qui suis un raisonneur sans enthousiasme, je désirerais que les hommes fussent raisonnables, et surtout qu'ils fussent tranquilles.

Nous connaissons les crimes que le fanatisme de religion a l'ait commettre. Gardons-nous d'introduire le fanatisme dans la philosophie; son caractère doit être la douceur et la modération. Elle doit plaindre la fin tragique d'un jeune homme qui a commis une extravagance; elle doit démontrer la rigueur excessive d'une loi faite dans un temps grossier et ignorant; mais il ne faut pas que la philosophie encourage à de pareilles actions, ni qu'elle fronde des juges qui n'ont pu prononcer autrement qu'ils l'ont fait.

Socrate n'adorait pas les deos majorum et minorum gentium; toutefois il assistait aux sacrifices publics. Gassendi allait à la messe, et Newton au prône.

La tolérance, dans une société, doit assurer à chacun la liberté de croire ce qu'il veut; mais cette tolérance ne doit pas s'étendre à autoriser l'effronterie et la licence de jeunes étourdis qui insultent audacieusement à ce que le peuple révère. Voilà mes sentiments, qui sont conformes à ce qu'assurent la liberté et la sûreté publique, premier objet de toute législation.

Je parie que vous pensez, en lisant ceci : Cela est bien allemand, cela se ressent bien du flegme d'une nation qui n'a que des passions ébauchées.

<118>Nous sommes, il est vrai, une espèce de végétaux, en comparaison des Français; aussi n'avons-nous produit ni Jérusalem délivrée, ni Henriade. Depuis que l'empereur Charlemagne s'avisa de nous faire chrétiens en nous égorgeant, nous le sommes restés; à quoi peut-être a contribué notre ciel toujours chargé de nuages, et les frimas de nos longs hivers.

Enfin prenez-nous tels que nous sommes. Ovide s'accoutuma bien aux mœurs des peuples de Tomes; et j'ai assez de vaine gloire pour me persuader que la province de Clèves vaut mieux que le lieu où le Danube se jette par sept bouches dans la mer Noire.118-a Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.


118-a

Par sept bouches l'Euxin reçoit le Tanaïs.

Boileau,

Art poétique

, chant III, v. 138.