336. DU MÊME A FRÉDÉRIC.

(Aux Délices) octobre 1757.10-a

Sire, ne vous effrayez pas d'une longue lettre, qui est la seule chose qui puisse vous effrayer.

J'ai été reçu chez V. M. avec des bontés sans nombre; je vous ai appartenu, mon cœur vous appartiendra toujours. Ma vieillesse m'a laissé toute ma vivacité pour ce qui vous regarde, en la diminuant pour tout le reste. J'ignore encore, dans ma retraite paisible, si V. M. a été à la rencontre du corps d'armée de M. de Soubise, et si elle s'est signalée par de nouveaux succès. Je suis peu au fait de la situation présente des affaires; je vois seulement que, avec la valeur de Charles XII, et avec un esprit bien supérieur au sien, vous vous trou<11>vez avoir plus d'ennemis à combattre qu'il n'en eut quand il revint à Stralsund. Mais il y a une chose bien sûre, c'est que vous aurez plus de réputation que lui dans la postérité, parce que vous avez remporté autant de victoires sur des ennemis plus aguerris que les siens, et que vous avez fait à vos sujets tous les biens qu'il n'a pas faits, en ranimant les arts, en fondant des colonies, en embellissant les villes. Je mets à part d'autres talents aussi supérieurs que rares, qui auraient suffi à vous immortaliser. Vos plus grands ennemis ne peuvent vous ôter aucun de ces mérites; votre gloire est donc absolument hors d'atteinte. Peut-être cette gloire est-elle actuellement augmentée par quelque victoire; mais nul malheur ne vous l'ôtera. Ne perdez jamais de vue cette idée, je vous en conjure.

Il s'agit à présent de votre bonheur; je ne parlerai pas aujourd'hui des Treize Cantons. Je m'étais livré au plaisir de dire à V. M. combien elle est aimée dans le pays que j'habite; mais je sais qu'en France elle a beaucoup de partisans. Je sais très-positivement qu'il y a bien des gens qui désirent le maintien de la balance que vos victoires avaient établie. Je me borne à vous dire des vérités simples, sans oser me mêler en aucune façon de politique; cela ne m'appartient pas. Permettez-moi seulement de penser que, si la fortune vous était entièrement contraire, vous trouveriez une ressource dans la France, garante de tant de traités; que vos lumières et votre esprit vous ménageraient cette ressource; qu'il vous resterait toujours assez d'États pour tenir un rang très-considérable dans l'Europe; que le Grand Électeur, votre bisaïeul, n'en a pas été moins respecté pour avoir cédé quelques-unes de ses conquêtes. Permettez-moi, encore une fois, de penser ainsi, en vous soumettant mes pensées. Les Caton et les Othon, dont V. M. trouve la mort belle, n'avaient guère autre chose à faire qu'à servir ou qu'à mourir; encore Othon n'était-il pas sûr qu'on l'eût laissé vivre; il prévint, par une mort volontaire, celle qu'on lui eût fait souffrir. Nos mœurs et votre situation sont bien loin d'exiger<12> un tel parti; en un mot, votre vie est très-nécessaire. Vous sentez combien elle est chère à une nombreuse famille, et à tous ceux qui ont l'honneur de vous approcher. Vous savez que les affaires de l'Europe ne sont jamais longtemps dans la même assiette, et que c'est un devoir pour un homme tel que vous de se réserver aux événements. J'ose vous dire bien plus; croyez-moi, si votre courage vous portait à cette extrémité héroïque, elle ne serait pas approuvée; vos partisans la condamneraient, et vos ennemis en triompheraient. Songez encore aux outrages que la nation fanatique des bigots ferait à votre mémoire. Voilà tout le prix que votre nom recueillerait d'une mort volontaire; et, en vérité, il ne faudrait pas donner à ces lâches ennemis du genre humain le plaisir d'insulter à votre nom si respectable.

Ne vous offensez pas de la liberté avec laquelle vous parle un vieillard qui vous a toujours révéré et aimé, et qui croit, d'après une longue expérience, qu'on peut tirer de très-grands avantages du malheur. Mais heureusement nous sommes très-loin de vous voir réduit à des extrémités si funestes, et j'attends tout de votre courage et de votre esprit, hors le parti malheureux que ce même courage peut me faire craindre. Ce sera une consolation pour moi, en quittant la vie, de laisser sur la terre un roi philosophe.


10-a Voltaire au duc de Richelieu, le 4 février 1757 : « Le roi de Prusse vient de m'écrire une lettre tendre. » L'édition Beuchot, t. LVII, p. 214, ajoute en note : « Datée du 19 janvier, à Dresde. Cette lettre de Frédéric nous est inconnue. » Voltaire écrit aussi au comte d'Argental, le 12 septembre 1757 : « Je ne sais si je vous ai fait part de la lettre qu'il (Frédéric) m'a écrite il y a environ trois semaines : J'ai appris, dit-il, que vous vous étiez intéressé à mes succès et à mes malheurs; il ne me reste qu'à vendre cher ma vie, etc, etc. » Nous ne connaissons de cette lettre du Roi que la phrase citée.