42. AU MÊME.

Remusberg, 4 février 1738.

Monsieur, je suis bien fâché que l'histoire du Czar et mes mauvais vers se soient fait attendre si longtemps. Vous en rêvez de meilleurs que je n'en fais les yeux ouverts; et si dans la foule il s'en trouve de passables, c'est qu'ils seront volés, ou imités d'après les vôtres. Je travaille comme ce sculpteur qui, lorsqu'il fit la Vénus de Médicis, composa les traits de son visage et les proportions de son corps d'après les plus belles personnes de son temps. C'étaient des pièces de rapport; mais si ces dames lui eussent redemandé, l'une ses yeux, l'autre sa gorge, une autre son tour de visage, que serait-il resté à la pauvre Vénus du statuaire?

Je vous avoue que le parallèle de ma vie et de celle de la cour m'a peu coûté; vous lui donnez plus de louanges qu'il n'en mérite. C'est plutôt une relation de mes occupations qu'une pièce poétique, ornée<170> d'images qui lui conviennent. J'ai pensé ne pas vous l'envoyer, tant j'en ai trouvé le style négligé.

J'attends avec bien de l'impatience les vers qu'Émilie veut bien se donner la peine de composer. Je suis toujours sûr de gagner au troc; et, si j'étais cartésien, je tirerais une grande vanité d'être la cause occasionnelle des bonnes productions de la marquise. On dit que, lorsqu'on fait des dons aux princes, ils les rendent au centuple; mais ici c'est tout le contraire : je vous donne de la mauvaise monnaie, et vous me rendez des marchandises inestimables. Qu'on est heureux d'avoir affaire à un esprit comme le vôtre ou comme celui d'Émilie! C'est un fleuve qui se déborde, et qui fertilise les campagnes sur lesquelles il se répand.

Il ne me serait pas difficile de faire ici l'énumération de tous les sujets de reconnaissance que vous m'avez donnés, et j'aurais une infinité de choses à dire du Mondain, de sa Défense, de l'Ode à Émilie, et d'autres pièces, et de l'incomparable Mérope. Ce sont de ces présents que vous seul êtes en état de faire.

Voltaire et Apollon, ressuscitant Mérope,
Font voir à l'univers un chef-d'œuvre nouveau,
Un modèle parfait du sublime et du beau;
Mais pour tout auteur misanthrope
C'est un malheur, c'est un fléau,170-a

Vous ne sauriez croire à quel point vos vers rabaissent mon amour-propre; il n'y a rien qui tienne contre eux.

Comme le vieillard de la Fable,
Je sollicitais le secours,
Non point de la Mort effroyable,
Qui de sa faux épouvantable
<171>Moissonne la fleur des beaux jours,
Mais de mon démon secourable,
Qui peut d'un vers inexorable
Adoucir l'obstination,
Et qui, maître dans l'art aimable
De Catulle et d'Anacréon,
Me rend le joug plus supportable
Où la rime tient la raison.
Ce démon au cœur charitable
Allait d'une façon palpable
Faire son apparition,
Lorsque les Grâces en ton nom
M'amenèrent d'un air affable
Ce jeune objet inimitable,
Ta fille et celle d'Apollon,
Et que dans le sacré vallon,
Par une faveur ineffable,
Melpomène adopta, dit-on.
Cette Mérope incomparable,
Qui, pensant mieux que Salomon,
Haranguait comme Cicéron,
Me défit le bandeau coupable
Dont l'amour-propre punissable
Augmentait ma prévention.
Je vis, et mon œil équitable
Plaignit mon travail pitoyable;
Mes vers, mon tudesque jargon,
Tout me parut insupportable;
Puis, sans faire d'autre façon,
Sans plus flatter ma passion,
J'envoyai mon démon au diable.
Dieu nous garde du talion!

Je suis dans le cas de ces Espagnols établis au Mexique, qui fondent une divinité171-a fort singulière sur la beauté de leur peau bise et de leur<172> teint olivâtre. Que deviendraient-ils, s'ils voyaient une beauté européenne, un teint brillant des plus belles couleurs, une peau dont la finesse est comme celle de ces vernis qui couvrent les peintures, et laissent entrevoir jusqu'aux traits du pinceau les plus subtils? Leur orgueil, ce me semble, se trouverait sapé par le fondement; et je me trompe fort, ou les miroirs de ces ridicules Narcisses seraient cassés avec dépit et avec emportement.

Vous me paraissez satisfait des mémoires du czar Pierre Ier, que je vous ai envoyés, et je le suis de ce que j'ai pu vous être de quelque utilité. Je me donnerai tous les mouvements nécessaires pour vous faire avoir les particularités des aventures de la Czarine, et la vie du czarowitz, que vous me demandez. Vous ne serez pas satisfait de la manière dont ce prince a fini ses jours, la férocité et la cruauté de son père ayant mis fin à sa triste destinée.

Si l'on voulait se donner la peine d'examiner à tête reposée le bien et le mal que le Czar a faits dans son pays, de mettre ses bonnes et mauvaises qualités dans la balance, de les peser, et de juger ensuite de lui sur celles de ses qualités qui l'emporteraient, on trouverait peut-être que ce prince a fait beaucoup de mauvaises actions brillantes, qu'il a eu des vices héroïques, et que ses vertus ont été obscurcies et éclipsées par une foule innombrable de vices. Il me semble que l'humanité doit être la première qualité d'un homme raisonnable. S'il part de ce principe, malgré ses défauts, il n'en peut arriver que du bien. Mais si, au contraire, un homme n'a que des sentiments barbares et inhumains, il se peut bien qu'il fasse quelque bonne action, mais sa vie sera toujours souillée par ses crimes.

Il est vrai que les histoires sont en partie les archives de la méchanceté des hommes; mais, en offrant le poison, elles offrent aussi l'antidote. Nous voyons dans l'histoire quantité de méchants princes, des tyrans, des monstres, et nous les voyons tous haïs de leurs peuples, détestés de leurs voisins, et en abomination dans tout<173> l'univers. Leur nom seul devient une injure,173-a et c'est un opprobre à la réputation des vivants que d'être apostrophés du nom de ces morts.

Peu de personnes sont insensibles à leur réputation; quelque méchants qu'ils soient, ils ne veulent pas qu'on les prenne pour tels; et, malgré qu'on en ait, ils veulent être cités comme des exemples de vertu et de probité, et d'hommes héroïques. Je crois que, avec de semblables dispositions, la lecture de l'histoire, et les monuments qu'elle nous laisse de la mauvaise réputation de ces monstres que la nature a produits, ne peut que faire un effet avantageux sur l'esprit des princes qui les lisent; car, en regardant les vices comme des actions qui dégradent et qui ternissent la réputation, le plaisir de faire du bien doit paraître si pur, qu'il n'est pas possible de n'y être point sensible.

Un homme ambitieux ne cherche point dans l'histoire l'exemple d'un ambitieux qui a été détesté, et quiconque lira la fin tragique de César apprendra à redouter les suites de la tyrannie. De plus, les hommes se cachent, autant qu'ils peuvent, la noirceur et la méchanceté de leur cœur. Ils agissent indépendamment des exemples;173-b et d'ailleurs, si un scélérat veut autoriser ses crimes par des exemples, il n'a pas besoin (ceci soit dit à l'honneur de notre siècle) de remonter jusqu'à l'origine du monde pour en trouver. Le genre humain corrompu en présente tous les jours de plus récents, et qui par là même en ont plus de force. Enfin il n'y a qu'à être homme pour être en état de juger de la méchanceté des hommes de tous les siècles. Il n'est pas étonnant que vous n'ayez pas fait les mêmes réflexions.

<174>

Ton âme, de tout temps à la vertu nourrie,
Chercha ses aliments dans la philosophie,
Et sut l'art d'enchaîner tous ces tyrans fougueux
Qui déchirent les cœurs des humains malheureux,174-a
Tranquille au haut des cieux, où nul mortel t'égale,
Le vice est à tes yeux comme une terre australe.

Mon impatience n'est pas encore contentée sur l'arrivée de Césarion et du Siècle de Louis le Grand. La goutte les arrête en chemin. Il faut, à la vérité, savoir se passer des agréments dans la vie, quoique j'espère que mon attente ne durera guère, et que ce Jason me rendra dans peu possesseur de cette toison d'or tant désirée et tant attendue.

Vous pouvez vous attendre, et je vous le promets, à toute la sincérité et à toute la franchise de ma part sur vos ouvrages. Mes doutes sont des espèces d'interrogatoires qui vous obligent à la justice de m'instruire.

Je vous prie d'assurer l'incomparable Émilie de l'estime dont je suis pénétré pour elle. Mais je m'aperçois que je finis mes lettres par des salutations aux sœurs, comme saint Paul avait coutume de conclure ses épîtres, quoique je sois persuadé que, ni sous l'économie de l'ancienne loi, ni sous celle du Nouveau Testament, il n'y eut d'Iduméenne qui valût la centième partie d'Émilie. Quant à l'estime, l'amitié et la considération que j'ai pour vous, elles ne finiront jamais, étant, monsieur, etc.


170-a Ces cinq vers, omis dans l'édition de Kehl, sont tirés des Œuvres posthumes, t. X, p. 117. Il en est de même des trente-six vers qui viennent après l'alinéa suivant. Voyez l. c., p. 117-119.

171-a Une vanité. (Variante des Œuvres posthumes, t. X, p. 119.)

173-a Agrippine dit à Néron, dans le Britannicus de Racine, acte V, scène VI :
     

Et ton nom paraîtra, dans la race future,
Aux plus cruels tyrans une cruelle injure.

173-b Et n'ont d'autre but que celui d'assouvir leurs passions déréglées; d'ailleurs, etc. (Variante des Œuvres posthumes, t. X, p. 122.)

174-a Les Œuvres posthumes, t. X, p. 122, donnent ces quatre premiers vers comme suit :
     

Ton cœur, depuis longtemps à la vertu docile,
Trouva dans la sagesse une douceur utile;
Il sut l'art d'enchaîner tous ces tyrans fougueux,
Implacables bourreaux des humains malheureux.