29. DE VOLTAIRE.

(Cirey) octobre 1737.

Monseigneur, il est bien douloureux que Cirey soit si loin du trône de Remusberg. Vos bienfaits et vos ordres sont bien longtemps en chemin. Je reçois, le 10 d'octobre, une lettre du 16 août, remplie de vers et d'excellente morale, et de bonne métaphysique, et de grands sentiments, et d'une bonté qui enchante mon cœur. Ah! monseigneur, pourquoi êtes-vous prince? pourquoi n'êtes-vous pas, du moins un an ou deux, un homme comme les autres? On aurait le bonheur de vous voir; et c'est le seul qui me manque, depuis que vous daignez m'écrire. Vous êtes comme le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob; vous communiquez avec les fidèles par le ministère des anges. Vous nous aviez envoyé l'ange Césarion, et il est trop tôt retourné vers son ciel; nous vous avons vu dans votre ambassadeur. Vous voir face à face est un bonheur qui ne nous est pas donné; c'est pour les élus de Remusberg.

Notre petit paradis de Cirey présente ses très-humbles respects à votre Empyrée, et la déesse Émilie s'incline devant Gott-Frédéric.<105> J'ai donc enfin reçu, après mille détours, et cette belle lettre, l'ode, et le troisième cahier de la Métaphysique wolffienne. Voilà, encore une fois, de ces bienfaits que les autres rois, ces pauvres hommes qui ne sont que rois, sont incapables de répandre.

Je vous dirai sur cette Métaphysique, un peu longue, un peu trop pleine de choses communes, mais d'ailleurs admirable, très-bien liée et souvent très-profonde, je vous dirai, monseigneur, que je n'entends goutte à l'être simple de Wolff Je me vois transporté tout d'un coup dans un climat dont je ne puis respirer l'air, sur un terrain où je ne puis mettre le pied, chez des gens dont je n'entends point la langue. Si je me flattais d'entendre cette langue, je serais peut-être assez hardi pour disputer contre M. Wolff, en le respectant, s'entend. Je nierais, par exemple, tout net la définition de l'étendue, qui est, selon ce philosophe, la continuité des êtres. L'espace pur est étendu, et n'a pas besoin d'autres êtres pour cela. Si M. Wolff nie l'espace pur, en ce cas nous sommes de deux religions différentes; qu'il reste dans la sienne, et moi dans la mienne. Je suis tolérant, je trouve très-bon qu'on pense autrement que moi; car que tout soit plein ou non, ne m'importe, et moi, je suis tout plein d'estime pour lui.

Je ne peux finir sur les remercîments que je dois à V. A. R. Vous daignez encore me promettre des mémoires sur ce que le Czar a fait pour le bien des hommes; c'est ce qui vous touche le plus, c'est l'exemple que vous devez surpasser, et le thème que je dois écrire. Vous êtes né pour commander à des hommes plus dignes de vous que les sujets du Czar. Vous avez tout ce qui manquait à ce grand homme, et, sur toutes choses, vous avez l'humanité, qu'il avait le malheur de ne pas connaître.

Prince adorable, ma santé est toujours languissante; mais si je souhaite de vivre, c'est pour être témoin de ce que vous ferez. Je désire bien que Lucrèce ait tort, et que mon âme soit immortelle, afin d'entendre vos louanges ou là-haut, ou là-bas, je ne sais où;<106> mais sûrement, si j'ai alors des oreilles, elles entendront dire que vous avez rempli la devise de notre petit feu d'artifice à Cirey, spes humani generis.

Enfin, pour comble de bienfaits, monseigneur, vous m'envoyez une nouvelle ode de votre main. C'est ainsi que César, jeune et oisif, s'occupait. Lui et Auguste, et presque tous les bons empereurs, ont fait des vers; je citerais même les mauvais princes, mais je ne veux pas déshonorer la poésie.

Vous faites très-bien, grand prince, d'exercer aussi dans ce genre votre génie, qui s'étend à tout. Puisque vous avez fait à la langue française l'honneur de la savoir si bien, c'est un excellent moyen de la parler avec plus d'énergie que de mettre ses pensées en vers; car c'est l'essence des vers de dire plus et mieux que la prose. J'ai donc, une seconde fois, pris la liberté d'examiner très-scrupuleusement votre ouvrage. J'ose vous dire mon avis sur les moindres choses. Quelque parfaite connaissance que vous ayez de la langue française, on ne devine point par le génie certains tours, certaines façons de parler que l'usage établit parmi nous. Il est impossible de distinguer quelquefois le mot qui appartient à la prose, de celui que la poésie souffre, et celui qui est admis dans un genre, de celui qui n'est pas reçu. Je fais tous les jours de ces fautes quand j'écris en latin. Il est vrai que V. A. R. possède infiniment mieux le français que je ne sais la langue latine; mais enfin il y a toujours quelques petites virgules, quelques points sur les i à mettre; et je me charge, sous votre bon plaisir, de ce petit détail.

Je joins même à mes remarques sur votre ode quelques stances dans lesquelles, en suivant absolument toutes vos idées, je les présente sous d'autres expressions; et je n'ai cette témérité qu'afin que vous daigniez refondre mes stances, si vous daignez appliquer vos moments de loisir à rendre votre ode parfaite. Je sais que vous avez la noble ambition de songer à exceller dans tout ce que vous entre<107>prenez. Vous avez tellement réussi dans la musique, que votre difficulté, à présent, sera d'avoir auprès de vous un musicien qui vous surpasse. Nous venons d'exécuter ici de votre musique. Votre portrait était au-dessus du clavecin. Vous êtes donc fait, grand prince, pour enchanter tous les sens! Ah! qu'on doit être heureux auprès de votre personne, et que M. de Keyserlingk a bien raison de l'aimer! Nous avons tous jugé, en le voyant, de l'ambassadeur par le prince, et du prince par l'ambassadeur. Enfin, monseigneur, les autres princes n'auront que des sujets, et vous n'aurez que des amis. C'est en quoi surtout vous excellez.

Je vois que le bonheur est rarement pur. V. A. R. m'écrit des lettres d'un grand homme, m'envoie les ouvrages d'un sage; et vous voyez que le chemin est bien long pour me faire parvenir ces trésors. M. Du Breuil remet les paquets à un ami qui a des correspondances, et cela prend bien des détours. Vous m'avez rendu avide et impatient. Je suis comme les courtisans, insatiable de nouveaux bienfaits. Voulez-vous, monseigneur, essayer de la voie de M. Thieriot? Il me remettra les paquets par une voie sûre de Paris à Cirey.

Recevez, monseigneur, avec votre bonté ordinaire les sincères protestations du respect profond, du tendre, de l'inviolable dévouement, de l'estime et de la passion, enfin de tous les sentiments avec lesquels je suis, etc.