15. A LA MÊME.

Freyberg, ce 12 (mars 1760).



Madame,

La lettre de Votre Altesse m'est parvenue en toute sûreté, et je crois qu'actuellement elle doit tenir ma réponse. Je suis confus de celle<205> que je viens de recevoir. Quelque envie que j'aie d'être digne de la bonne opinion, madame, que vous avez de moi, je m'en sens encore bien éloigné. Mais c'est un aiguillon de plus, qui doit augmenter mes efforts pour mériter votre approbation. J'avoue que la bonté de ma cause ne me rassure pas contre les coups du sort. La plupart des fastes de l'antiquité sont remplis d'histoires d'usurpateurs. On voit partout le crime heureux triompher insolemment de l'innocence; ce qui renverse les empires est l'ouvrage d'un moment, et il ne faut quelquefois, pour qu'ils tombent, qu'une tête mal organisée se dérange dans un instant décisif. Je pourrais ajouter à tout ceci que, en réfléchissant sur les lois primitives du monde, on s'aperçoit qu'un de ces premiers principes est le changement; de là toutes ces révolutions, ces prospérités, ces infortunes et ces différents jeux du hasard qui ramènent sans cesse des scènes nouvelles. Peut-être que le période fatal à la Prusse est arrivé; peut-être verra-t-on une nouvelle monarchie despotique des Césars. Je n'en sais rien. Tout cela est possible; mais je réponds que l'on n'en viendra là qu'après avoir répandu des flots de sang, et que certainement je ne serai pas le spectateur des fers de ma patrie et de l'indigne esclavage des Allemands. Voilà, madame, ma résolution ferme, constante, inviolable. Les intérêts dont il s'agit sont si grands, si nobles, qu'ils animeraient un automate. L'amour de la liberté et la haine de toute tyrannie est si naturelle aux hommes, que, à moins d'être des indignes, ils sacrifient volontiers leur vie pour cette liberté. L'avenir nous est caché par un voile impénétrable. La fortune, si changeante, déserte souvent d'un parti à l'autre; peut-être m'arrivera-t-il, cette campagne, autant de bonheur que j'ai éprouvé d'adversités pendant la dernière. La bataille de Denain205-a rétablit la France des grandes pertes qu'elle avait faites pendant dix années consécutives d'infortune. Je vois les dangers qui<206> m'environnent; ils ne me découragent pas, et, en me proposant d'agir avec toute la fermeté possible, je m'abandonne au torrent des événements, qui m'entraîne malgré moi.

Je vois, madame, que vous n'espérez guère en la paix. Vous croyez que des personnes intéressées au nouveau système de la France s'y opposeront. Je dois cependant vous dire que le mal-être du royaume, étant parvenu à son comble, occasionne un cri général de la nation pour la paix, auquel ni ministre ni favori ne résiste longtemps; surtout une raison victorieuse, qui doit inspirer des idées pacifiques, c'est l'épuisement des finances. Cela est certain, et vous pouvez être persuadée que les fonds pour la campagne prochaine ne sont pas trouvés, et que bien s'en faut que les Français soient en état de faire, cette année, de grands efforts. Ce sont là les premiers arguments pour ces politiques durs, arrogants et inhumains. Je suis de même certainement persuadé que M. de Serbelloni se trompe dans ce qu'il a débité au sujet de l'Espagne. J'ai reçu hier une lettre de mylord Marischal, de Madrid, qui me marque que le roi d'Espagne était tout au plus mal disposé pour la maison d'Autriche, qu'il travaillait à la paix, et que j'y trouverais mon compte. On ne paye guère des subsides pour l'entretien de trente mille hommes. L'Espagne peut avoir donné quelques secours au roi de Pologne, mais assurément ils ne seront pas considérables, et M. Serbelloni a trouvé à propos de faire cette fanfaronnade pour inspirer du courage à ses cercles.

Voilà, madame, une lettre qui n'a point de fin. Je suis honteux de mon bavardage et de toutes les misères que je vous mande. J'ai suivi mon plaisir, et je n'ai pas pensé au vôtre. J'ai cru faire conversation avec vous, et cette illusion flatteuse m'a fait abuser de votre temps et de votre patience. Enfin, madame, vous me gâtez tout à fait. Je deviens importun, fâcheux, à charge à mes amis et insupportable à tout le monde. Si vous avez fait le mal, c'est à vous à le guérir; je prendrai en témoignage de vos bontés les corrections et<207> les réprimandes qu'il vous plaira de me donner; elles ne feront qu'ajouter à la haute estime et à l'admiration avec laquelle je suis,



Madame,

de Votre Altesse
le fidèle cousin et serviteur,
Federic.


205-a Gagnée par le maréchal de Villars le 24 juillet 1712. Voyez t. I, p. 140.