28. AU COMTE ALGAROTTI.

Chrudim, en Bohême, 18 avril 1742.

Mon cher cygne de Padoue, vos conjectures ne sont pas sans fondement. Bellone ne goûte point vos raisonnements sur la guerre. Elle dit. :

De Rome et de l'antique Grèce,
D'où sortaient autrefois des peuples de héros,
O Mars! qu'est devenue l'espèce?
<43>A ces héros fameux comparons les nouveaux.
Nos modernes Romains sont bardaches et sots,
Des baladins pleins de bassesse,
C....., b...... ou bigots.

Si j'ai conduit la plume de Bellone, ce n'a été qu'en tremblant, dans l'appréhension de mériter les foudres d'Épicure et de Cythère.

O vous, leur ministre charmant,
Dont l'esprit et le sentiment,
Dans la débauche et la faiblesse,
Sait ménager l'assortiment
Du goût, de la délicatesse,
Et qui pour vos opinions
Trouvez toujours avec adresse
De si convaincantes raisons,
Qu'elles nous entraînent sans cesse,
Faites ma paix avec vos dieux,
Et que leurs foudres radieux,
Dont vous avez senti la rage,
N'abîment point en leur ravage
Un mortel qui fut né pour eux.

Nous ferons la guerre, selon toutes les apparences, jusqu'à ce que l'ennemi voudra faire la paix. M. de Broglie m'a envoyé des rapports moyennant lesquels il prétendait que les ennemis allaient l'attaquer, et que, vu sa grande faiblesse, il serait obligé de se retirer et de montrer à l'ennemi une partie qu'il n'est pas honnête de nommer. Je suis venu à son secours à portée de Prague, à quoi les Saxons, qui ne trouvent aucun goût à la Moravie, et moins encore à la guerre, m'ont engagé. Je suis sur la défensive en Moravie, et je prépare ici une offensive vigoureuse pour la campagne que nous ouvrirons dans six semaines.

Voilà une gazette militaire que je vous fais pour vous mettre au fait de nos opérations, et afin que, indépendamment des gazetins de<44> Vienne, vous sachiez à quoi vous en tenir. Les Autrichiens ne désirent point de publier la vérité; dans les circonstances fâcheuses où ils sont, ils voudraient se faire illusion à eux-mêmes.

A la sévère vérité,
Qui dans un noir chagrin les plonge,
Ils préfèrent la fausseté
Et les ombres flatteurs d'un agréable songe.

Il y a quelquefois des erreurs plus douces qu'un grand nombre de vérités. Telles sont, par exemple, l'opinion d'être aimé de certaines personnes; les distractions qui vous transportent auprès d'elles, et vous font croire que vous les voyez, parlez, et que vous vivez avec elles; la force de l'imagination qui vous représente d'agréables objets, souvent lorsque, pour le local, vous vous trouvez dans les déserts de la Thébaïde; d'agréables sons, de beaux airs dont on se souvient. A propos de beaux airs, j'ai reçu celui que vous m'avez envoyé, dont je fais un grand cas. Je vous prie de féliciter il Sassone de ce qu'il en est auteur.

Vous pourriez me faire un grandissime plaisir, si vous vouliez vous charger d'une commission, la conduire avec beaucoup de secret et votre dextérité ordinaire, et choisir bien vos biais pour la faire réussir : c'est de me faire avoir Pinti, dont la voix me charme. Cela sera difficile, vous rencontrerez des difficultés; mais c'est par cela même que je vous prie de vous en charger, puisque je ne connais que vous capable de vaincre ces obstacles. Vous pouvez offrir jusqu'à quatre mille écus44-a à ce Pinti, et faire l'accord comme vous le trouverez le plus convenable.

Troupe des doux Plaisirs, enfants chéris des dieux,
Accourez pour remplir mes sens voluptueux;
Ouvrez-vous, portes de la vie,
Assouvissez l'ardeur que promettent mes feux;
<45>Et vous, parfums de l'Arabie,
Et vous, nectar de la Hongrie,
Prodiguez-moi tous deux vos goûts délicieux;
Vous, ravissante mélodie,
Dont les effets miraculeux
Des organes au cœur font sentir leur magie,
La flatteuse douceur d'une mélancolie,
Ou les accès plus vifs de sentiments joyeux
Où l'âme, en soi-même tranquille,
Se dégageant du soin futile,
Sait goûter cette extase et ces moments heureux
Dont jouit le peuple des cieux;
Venez, troupe des arts, troupe à jamais utile,
Établissez chez moi votre immortel asile.


44-a Huit mille écus. (Variante de la copie de M. Frédéric de Raumer.)