18. AU MÊME.

Potsdam, 24 septembre 1740.

Très-respectable inspecteur des pauvres, invalides, orphelins, fous, et des Petites-Maisons, j'ai lu avec une mûre méditation la très-profonde lettre jordanique que je viens de recevoir, et j'ai résolu de faire venir votre savant fourré de grec, syriaque et hébreu. Écris à Voltaire que, quoique je l'aie refusé, je me suis ravisé, et que je voudrais de son petit Fourmont diminutif.76-a

J'ai vu ce Voltaire,76-b que j'étais si curieux de connaître; mais je l'ai vu, ayant ma fièvre quarte et l'esprit aussi débandé que le corps af<77>faibli. Enfin avec gens de son espèce il ne faut point être malade; il faut même se porter très-bien, et être mieux qu'à son ordinaire, si l'on peut. Il a l'éloquence de Cicéron, la douceur de Pline, et la sagesse d'Agrippa; il réunit, en un mot, ce qu'il faut rassembler de vertus et de talents de trois des plus grands hommes de l'antiquité. Son esprit travaille sans cesse; chaque goutte d'encre est un trait d'esprit partant de sa plume. Il nous a déclamé Mahomet 1er, tragédie admirable qu'il a faite; il nous a transportés hors de nous-mêmes, et je n'ai pu que l'admirer et me taire. La du Châtelet est bien heureuse de l'avoir; car, des bonnes choses qui lui échappent, une personne qui ne pense point et qui n'a que de la mémoire pourrait en composer un ouvrage brillant. La Minerve vient de faire sa Physique; il y a du bon. C'est König qui lui a dicté son thème; elle l'a ajusté et orné par-ci par-là de quelque mot échappé à Voltaire, à ses soupers. Le chapitre sur l'étendue est pitoyable, l'ordre de l'ouvrage ne vaut rien; il y a même de très-grosses fautes, car dans un endroit elle fait tourner les astres d'occident en orient. Enfin c'est une femme qui écrit, et qui se mêle d'écrire au moment où elle commence ses études, car quatre ou cinq ans ne sont pas suffisants pour ces matières, et il ne faut prendre la plume qu'après avoir bien digéré ce qu'on a à dire, et lorsqu'on se sent maître de sa matière. Mais lorsqu'on se mêle d'expliquer ce qu'on ne comprend pas soi-même, il semble voir un bègue qui veut enseigner l'usage de la parole à un muet. Après tout, puisqu'elle trouve du plaisir à écrire, qu'elle écrive, quoique ses amis devraient lui conseiller charitablement d'instruire son fils sans instruire l'univers, de ne point parler d'algèbre dans un livre de métaphysique, et de ne point dessiner des figures lorsqu'on peut s'expliquer clairement sans leur secours.

J'attends demain mon accès de fièvre. Je suis un peu harassé du voyage, sans avoir cependant perdu l'envie de bavarder. Tu me trouveras bien bavard à mon retour; mais souviens-toi que j'ai vu<78> deux choses qui m'ont toujours beaucoup tenu à cœur, savoir : Voltaire, et des troupes françaises. Si je n'avais pas eu la fièvre, j'aurais été à Anvers et à Bruxelles, j'aurais vu le Brabant et cette Émilie si aimable et si savante. On en dit beaucoup de bien, d'ailleurs, et ce que j'en dis ne regarde que son livre, qu'elle aurait pu s'épargner.

Adieu, très-savant, très-docte, très-profond Jordan, ou plutôt très-galant, très-aimable et très-jovial Jordan; je te salue en t'assurant de tous ces vieux sentiments que tu sais inspirer à tous ceux qui te connaissent comme moi. Vale.

J'écris le moment de mon arrivée; ami, sais-m'en gré, car j'ai travaillé et je vais travailler encore comme un Turc, ou comme un Jordan.


76-a Étienne Fourmont, mort en 1745, était un des érudits les plus laborieux du commencement du dix-huitième siècle. Frédéric lui compare ici en badinant M. Charles Du Molard, qui lui avait été recommandé par Voltaire. Voyez la lettre de Frédéric à celui-ci, du commencement d'octobre 1740.

76-b Voyez ci-dessus, p. 48.