20. A LA MARQUISE DU CHATELET.

Remusberg, 19 mai 1740.



Madame,

On ne saurait lire sans étonnement l'ouvrage d'un profond métaphysicien allemand traduit et refondu par une aimable dame française. Vous démentez si fort les défauts de votre nation, que je crois que je puis vous disputer avec quelque fondement à la France votre patrie; et si vous ne faites pas l'honneur aux Germains d'être Allemande tout à fait, du moins vous doit-on compter parmi ces intelligences supérieures que produisent toutes les nations, qui font un corps ensemble, et qu'on peut nommer des citoyens de l'univers. La France n'a produit jusqu'à nos jours que des femmes d'esprit ou des pédantes. Les Rambouillet,42-a les Deshoulières,42-b les Sévigné ont brillé par la beauté de leur génie et la finesse de leurs pensées; les Dacier étaient savantes, mais rien de plus. Vous nous faites voir un phénomène bien plus extraordinaire, et l'on peut dire, sans blesser votre modestie, que les sciences que vous possédez, et votre façon de penser et de vous exprimer, sont autant supérieures à celles de ces dames<43> que l'est le génie de Voltaire à celui de Boileau, ou celui de Newton à celui de Des Cartes. Vos Institutions physiques séduisent, et c'est beaucoup pour un livre de métaphysique. S'il m'est permis de vous dire mon sentiment sans déguisement, je crois qu'il y a quelques chapitres où vous pourriez resserrer le raisonnement sans l'affaiblir, et principalement celui de l'étendue, qui m'a paru tant soit peu diffus. Vous me ferez d'ailleurs plaisir et honneur de m'envoyer tout l'ouvrage achevé. On ne saurait assez vous encourager dans ce goût si rare que vous avez pour les sciences. J'espère que la facilité avec laquelle vous y faites des progrès si merveilleux encouragera les dames à vous suivre, et qu'elles renonceront enfin à ce misérable goût pour le jeu qui les avilit, et qui assurément ne peut que les rendre méprisables.

J'ai connu par la correspondance de M. de Voltaire qu'il était ami tolérant; et que serait l'amitié sans indulgence et sans politesse? La haine exerce un pouvoir tyrannique sur les esprits, elle fait des esclaves; mais l'amitié veut que tout soit libre comme elle. Il lui faut le cœur, mais elle est indifférente sur les opinions et les sentiments de l'esprit. Si l'on considère, d'ailleurs, ce que c'est que les opinions et les sectes, on verra que ce sont des points de vue différents d'un même objet aperçu par des yeux presbytes ou myopes; ce sont des combinaisons de raisonnements qu'une bagatelle souvent fait naître, et qu'un rien détruit; ce sont des saillies de notre imagination plus ou moins vive, plus ou moins bridée. C'est donc le dernier excès de la déraison que de renoncer à l'amitié d'une personne parce qu'elle avait cru que le soleil tourne autour du inonde, et qu'elle est persuadée à présent que c'est le monde qui tourne autour du soleil. Je pense que, lorsqu'on aime véritablement, l'amitié ne doit point être altérée par la maladie de l'ami : qu'il ait la petite vérole ou qu'il soit hypocondre, cela n'y changera rien, d'autant plus que le nœud de l'amitié n'est ni la santé du corps, ni la force du raisonnement.

<44>Je vous demande bien pardon, madame, de mon bavardage; je me flatte que ce sera la marquise du Châtelet qui lira ma lettre, et non pas l'auteur de la Métaphysique, entouré d'algèbre et armé d'un compas. Je ne puis vous envoyer rien de semblable aux admirables ouvrages que je tiens de votre sagacité et de vos bontés; il ne me reste qu'à vous assurer que j'ai plus que des raisons suffisantes pour être avec une très-parfaite estime,



Madame,

Votre très-fidèle ami et admirateur.


42-a Catherine, fille de Jean de Vivonne, marquis de Pisani. habile diplomate français, était née à Rome vers 1588. Elle se rendit en France avec son père, et y épousa le marquis de Rambouillet. Sa maison ne tarda pas à devenir le rendez-vous des beaux esprits et des femmes les plus aimables du temps. La marquise de Rambouillet mourut à Paris en 1665.

42-b Le Roi publia plus tard un Choir des meilleures pièces de madame Deshoulières et de l'abbé de Chaulieu. A Berlin, chez G.-J. Decker, imprimeur du Roi. MDCCLXXVII, cent quatre-vingt-huit pages in-8. Voyez t. X, p. 109.