35. DE M. DE SUHM.

Dresde, 29 octobre 1736.



Monseigneur

Quelque démon fatal à mon repos, empêchant mes paquets de vous parvenir, semble avoir pris à tâche de me tourmenter par la crainte<324> que V. A. R. ne me soupçonne de quelque refroidissement dans mon zèle à la servir, soupçon qui m'affligerait assurément plus que quoi qui pût m'arriver au monde, sentant bien que je ne l'ai nullement mérité, et que je ne le mériterai jamais. Dans l'instant même, l'on me mande de Berlin que mon avant-dernier paquet est encore demeuré en arrière; mais j'ai découvert la cause de ces retards, et y ai aussitôt porté remède par les mesures dont V. A. R. aura été instruite à la réception du dernier, qui aura, j'espère, accompagné les trois précédents.

Ma vie est très-languissante depuis que je me sens de toute façon éloigné de V. A. R. Elle m'a accoutumé à recevoir de temps en temps quelques mots de souvenir de sa part, et quels mots! tous dignes d'être gravés dans le cœur d'un honnête homme aussi profondément qu'ils le sont dans le mien. Une si douce habitude ne se perd pas sans violence; aussi gémis-je de me voir depuis si longtemps privé de la seule consolation qui me reste dans ma triste situation.

J'ai beau me voir vers la fin de la Métaphysique, je n'y trouve rien qui puisse me calmer sur ce sujet. Vous seul, monseigneur, avez plus de pouvoir sur ma tranquillité que toute la philosophie; et une seule lettre de votre part, telle que votre généreuse amitié sait vous les inspirer, suffit pour compenser dans la balance de mes destinées les plus rudes coups du sort. Une consolation me reste pourtant encore, l'espérance de me voir dans peu aux pieds de V. A. R., et de m'y payer des souffrances d'une si longue absence. Si j'avais pu prévoir les choses, j'y serais déjà, et je n'aurais pas perdu à un voyage et à des sollicitations inutiles un temps que je pouvais employer si précieusement.

En vérité, la vie des hommes est trop courte pour qu'ils puissent acquérir d'assez bonne heure pour en pouvoir faire beaucoup d'usage la prudence qu'il leur faudrait pour ne pas faire des démarches frivoles et ne pas perdre leur temps. Qu'un homme serait heureux, et<325> qu'il se conduirait facilement dans le monde, s'il s'avisait d'étudier les hommes, et s'accoutumait à réfléchir sur lui-même dès que la raison vient, de ses puissants rayons, éclairer son âme! Et si une telle habitude ne pouvait manquer d'être d'un très-grand usage à tout simple particulier, quelle utilité n'en devrait pas retirer un grand prince dans le gouvernement de ses États! V. A. R. pourra nous en dire un jour des nouvelles, puisque, du train dont elle y va, elle aura plus fait de chemin dans cette étude, et aura acquis plus de lumières à trente ans, que les autres hommes ne l'ont communément fait à quatre-vingts, où il est trop tard d'en faire usage.

Daignez, monseigneur, excuser cette petite digression, qui est venue si naturellement au bout de ma plume, que vous pouvez la regarder comme un effet nécessaire de l'union et de l'harmonie d'une âme toute pleine et sans cesse occupée de vous, avec un corps toujours prêt à obéir aux impressions qu'il reçoit d'elle, et toujours disposé à en exprimer les sentiments. Je regarderais même en ce moment comme le comble de la faveur si V. A. R. voulait bien y trouver une raison suffisante de se persuader intimement que c'est de cœur et d'âme, que c'est enfin absolument avec tout moi-même que je suis et veux être toute ma vie, etc.