6. A M. DE SUHM.



Mon cher Suhm,

Après la lettre que vous venez de m'écrire, je reconnais que vous êtes non seulement capable de traiter les matières les plus sublimes de la philosophie, mais encore de donner un tour heureux et fin à des matières qui seraient plates dans la bouche de tout autre.

Le plomb entre vos mains se convertit en or.278-a

Comment, sur le sujet de mon indisposition, bagatelle peu importante au reste du genre humain, est-il possible de dire quelque chose de plus obligeant, de plus flatteur et de mieux amené que ce que vous me dites dans votre lettre? Il faut avoir pour cela, comme vous, un fonds d'esprit inépuisable, une finesse infinie, et une manière de<279> faire envisager les objets qui les fait valoir infiniment plus qu'ils ne valent en effet. Je souhaiterais, pour l'amour de moi, que votre lettre contînt autant de vérités qu'elle contient de choses spirituelles et jolies; et j'aimerais mieux en croire votre philosophie et les arguments de Wolff que ceux que votre amitié et votre support pour vos amis vous suggèrent. Non, mon cher Suhm, je suis bien loin d'être tout ce que vous me croyez ou que vous me dites être; mais je sens bien que, quand même tout cela serait, je ne pourrais jamais me passer de gens de votre trempe, et que je reconnaîtrais toujours la lumière supérieure des astres sur les petites étoiles subordonnées. Quand on sait ce que vous savez, et qu'un heureux génie, secondé des trésors que nous puisons dans l'étude des belles-lettres, nous a élevés jusqu'au point de perfection où je vous vois briller, alors il est bien permis de scier du bois et de se donner du loisir. Mais quand l'on ne fait qu'entreprendre une course, l'on ne doit pas s'arrêter au premier pas, mais plutôt succomber que de ne pas atteindre au but. Ne combattez donc pas ma constance et ma fermeté, mon cher Suhm, car c'est sur elle que se soutient la véritable amitié que j'ai pour vous, et à laquelle je ne renoncerai pas plus qu'au désir de me perfectionner, afin d'être, pendant tout le cours de ma vie, honnête homme, ami des arts, et surtout, avec une sincérité parfaite, fidèle ami de tous mes amis. Ainsi jugez à quel point je suis,



Mon très-cher Suhm,

Votre très-affectionné
Frederic.


278-a Boileau dit dans son

Art poétique

, chant III, v. 298 :

Tout ce qu'il a touché se convertit en or.


     Il est probable que c'est à ce passage de Boileau que le Roi fait allusion quand il se sert de cette expression, plutôt qu'à celui de Regnard que nous avons cité t. XIV, p. 41.