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XXIV. (a) LETTRE DE M. NICOLINI A M. FRANCOULONI, PROCURATEUR DE SAINT-MARC.

TRADUIT DE L'ITALIEN.

Depuis notre arrivée à Constantinople, nous nous sommes vus exposés à une couple de scènes assez fâcheuses. Les troupes asiatiques qui passent par cette capitale pour se rendre au Danube se soulèvent fréquemment, et dans ces sortes de mouvements, les étrangers surtout sont exposés à toutes sortes de mauvais traitements. Le gouvernement n'est point le maître de réprimer la fougue brutale de ce peuple féroce; et souvent il y va de la vie, si on a le malheur de se trouver sur leur chemin. Un de ces jours, M. l'ambassadeur m'ayant envoyé au drogman de la Porte pour quelque commission, après lui avoir parlé d'affaires, la conversation tomba insensiblement sur les avanies auxquelles les étrangers étaient exposés à Constanti<196>nople. Le drogman me répondit sur les plaintes que je lui en fis : Cela vous paraîtrait moins étrange, si vous saviez ce qui donne lieu à l'aigreur que le peuple manifeste. Sachez que le public est persuadé que c'est à l'instigation d'un grand roi de l'Europe que nous faisons la guerre aux Moscovites; on se dit à l'oreille que ce roi a répandu des sommes considérables dans le divan pour accélérer cette malheureuse guerre; et le peuple, qui prend tous les étrangers pour être de cette nation qu'il accuse d'être cause de ses infortunes, veut se venger sur eux des succès des Moscovites. Un bruit sourd se répand également que le pape même se mêle de nos affaires, qu'il souffle au feu, et qu'il a écrit au mufti de la Sublime Porte pour qu'il encourage nos expéditions militaires. - Cela n'est pas possible, répliquai-je. Quelle apparence y a-t-il que le saint-siége entre en correspondance avec le premier pontife de la secte mahométane? Vous savez que de tout temps les papes ont fait l'honneur aux Turcs de les haïr le plus cordialement du monde; une haine aussi invétérée ne s'éteint pas aussi vite; et puis, ne savez-vous pas combien la cour de Rome est délicate sur ce qu'on appelle le puntiglio, et combien elle vétille sur un certain cérémonial usité dans ses correspondances? Comment serait-il donc possible que, au mépris des anciens usages, un pape frayât le chemin infini qui est entre le souverain mépris que tous les pontifes ont affiché pour les musulmans et une correspondance amicale entre des personnes aussi discordantes? - Les souverains, me repartit-il, savent tourner le manteau à tout vent; dès qu'il s'agit de leurs intérêts, les formules se plient à leur volonté; et après tout ce qui est arrivé durant les dix-sept siècles dont nous avons l'histoire détaillée, un homme sage ne doit envisager aucun événement comme impossible. Mais, pour abréger la controverse, je vous avouerai que j'ai entre les mains cette lettre du pape dont il s'agit, et que même je puis vous la montrer. Je lui demandai de m'accorder cette faveur; il me la lut, et me permit même de la copier. Je tombai de mon haut à cette lecture, et<197> il me fallut même du temps pour revenir de ma perplexité. Je vous envoie cette lettre étrange, digne de toute votre curiosité. A présent je ne doute plus de rien; gare qu'un jour le saint-père ne se fasse circoncire, et n'enjoigne aux fidèles d'en faire autant; aux sept sacrements que nous avons de fait, celui-ci serait le huitième. Il est vrai que J. G a été circoncis; cependant il serait dur de l'être à notre âge. Mais trêve de badinage; j'abandonne la lettre du pape aux réflexions que vous faites si bien vous-même, en vous priant de ne point abuser de la confiance que je mets en votre discrétion. Je suis avec la plus sincère amitié,



Monsieur,

Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
Nicolini.

De Constantinople,
le 16 août 1769.