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X. LETTRE D'UN SECRÉTAIRE DU COMTE KAUNITZ A UN SECRÉTAIRE DU COMTE COBENZL.

TRADUIT DE L'ALLEMAND.

Je suis bien fâché, mon cher ami, de l'erreur où vous êtes sur la conduite du comte Kaunitz dans les troubles présents; je l'attribue à l'éloignement où vous êtes de Vienne, aux fausses idées des personnes avec lesquelles vous vivez, et à d'anciens préjugés qui vous font illusion. Vous croyez donc que la diète de Ratisbonne agit avec trop de précipitation contre le roi de Prusse,94-a et vous voudriez, dites-vous, qu'elle n'eût pas publié ses citations et ses avocatoires? Vous pensez, de plus, que notre alliance avec la France ne forme point de lien solide, que c'est une union forcée, contraire aux intérêts réciproques, et que, surtout depuis la prise du Cap-Breton, nous devons tous craindre que le ministère de Versailles ne nous porte quelque coup fourré? Il faut que je vous désabuse sur tous ces points, et que<95> vous soyez convaincu que la conduite du comte Kaunitz, loin d'être répréhensible, mérite les plus grands éloges.

Beaucoup de raisons nous ont dispensés de ménager le roi de Prusse; une des plus considérables est sans doute qu'il convient à la dignité impériale de donner des marques de sa supériorité, et qu'en traitant durement le plus puissant prince de l'Allemagne, nous atterrons tous les autres par la crainte que cette conduite leur inspire. Le roi de Prusse est non seulement un ennemi dangereux pour la maison d'Autriche, mais il est encore en Allemagne un concurrent redoutable; de sorte que tous ceux qui sont fidèles sujets de notre incomparable impératrice doivent sacrifier jusqu'à la dernière goutte de leur sang pour contribuer autant qu'il est en eux à la ruine de sa puissance. Depuis la dernière paix, tous nos soins, toutes nos mesures, en un mot, tout notre système n'a eu d'autre but que de recouvrer la Silésie. Ce pays nous arrondirait, il nous fournirait des troupes, de l'argent et des places pour bien des seigneurs que l'Impératrice ne trouve pas le moyen de contenter à présent. Notre dessein n'a jamais été de nous en tenir à la conquête de la Silésie, mais d'écraser entièrement le roi de Prusse, afin que la cour impériale, ne trouvant en Allemagne aucune puissance capable de l'arrêter, y pût établir une solide domination. Tous les princes ecclésiastiques sont nos créatures; les séculiers seraient obligés d'en venir là également, et pour faire exécuter les ordres de l'Empereur, l'envoi d'un commissaire suffirait, de sorte que nous travaillerions sur les roses. La cause de la communion d'Augsbourg y perdrait d'autant plus, que le roi de Prusse en est l'unique soutien; mais comme cette secte va en dépérissant, elle ne mérite pas que nous y fassions grande attention. Je dois cependant vous avouer que la religion protestante nous a mieux servis que la catholique. Nous avons parlé à Rome de détruire cette hérésie, on a montré cette perspective à tous les ecclésiastiques; ce projet seul nous a valu un Pérou. Vous savez qu'il nous arrive quelquefois<96> de manquer d'argent; mais le protestantisme a été une ressource plus féconde pour nous que celle que l'empereur Charles VI trouva dans la banque de Vienne.

Notre cour a travaillé cinquante ans à l'abaissement de la maison de Bavière; vous voyez qu'à la fin elle y est parvenue. Dussions-nous entreprendre un ouvrage plus long et plus pénible pour ruiner la puissance prussienne, il faudrait le porter avec patience. Un des grands avantages que nous avons sur les autres puissances de l'Europe consiste en ce que la sagesse de notre ministère suit constamment le même système, et que ce qui ne réussit pas d'abord, le temps l'amène à maturité. Voilà, mon cher ami, ce qui m'oblige à ne désespérer de rien. Eh quoi! lorsque tous nos alliés se mettent en mouvement, que nos armées agissent pour exécuter le plus beau projet de campagne qui ait jamais été imaginé, que notre supériorité et la grande habileté de nos généraux nous promettent les plus grands avantages, quoi! dans un temps où tout conspire à notre gloire, vous trouvez étrange que la diète s'explique avec dignité, vous ne voulez pas qu'elle lance ses foudres sur des rebelles? Il n'est que trop déplorable que l'événement nous ait trompés, sans quoi l'on aurait vu paraître les décrets pour mettre deux rois et leurs adhérents au ban de l'Empire. Quel beau jour pour Vienne n'aurait-ce pas été! Et que restait-il après cela pour relever la grandeur, la gloire et la puissance de notre incomparable maîtresse? En voilà assez pour justifier notre conduite vis-à-vis du roi de Prusse; j'espère de lever plus facilement encore les scrupules que vous avez sur notre alliance avec la cour de France.

Vous êtes frappé de ce que la France, qui, dans la guerre qu'elle faisait à l'Angleterre, avait résolu de faire tous ses efforts sur mer, change si subitement de conduite, et se mêle, contre ses intérêts, d'une guerre de terre qui ne regardait proprement que la maison impériale. Concluez de là que ces gens n'ont ni système, ni conduite suivie, et que toutes leurs actions se ressentent de leur inconséquence;<97> concluez de là que l'habileté et la conduite du comte de Kaunitz ne sauraient assez s'admirer. Le comte a soutenu de tout temps qu'en prenant les Français par leur vanité, c'était le moyen de les mener comme on voudrait. Aussi, au commencement de cette guerre, a-t-il fait le suppliant. La reine de Hongrie n'était pas en état par ses propres forces de se soutenir contre le roi de Prusse; elle mettait toute sa confiance dans les secours et dans la bonne foi du Roi Très-Chrétien, avouant que ce serait à lui seul qu'elle devrait sa conservation : voilà le langage que nous tînmes à Versailles. Le comte Kaunitz a eu toutes les complaisances possibles pour les Français; il a cédé dans des bagatelles, et les a menés dans les grandes choses. Nous avons fait crier et pleurer les Saxons. Nous avons inondé Paris et Versailles de nouvelles que nous avions bien accommodées aux conjonctures. Enfin, l'amour-propre des Français, l'envie qu'ils ont de se mêler de tout, le prétexte favori de la paix de Westphalie, que les conjonctures nous ont fait trouver très-bon, la vanité de protéger la maison impériale et celle de Saxe, et surtout l'espérance de jouer le rôle d'arbitres d'Allemagne, enfin les lettres de l'Impératrice à . . . .97-a vous m'entendez bien, toutes ces choses ensemble ont fait prendre le change aux Français, et dès que le premier pas s'est trouvé fait, il ne nous a plus été difficile de leur en faire faire d'autres. Vous voyez comme le comte de Kaunitz les mène. Quelle dépense en argent, en subsides! et quel nombre de troupes ne les oblige-t-il pas d'employer pour le service de notre auguste souveraine! Vous dites que les Français sont nos éternels ennemis. Eh! tant mieux pour le comte Kaunitz. Pouvait-il donc faire un plus grand coup, un coup d'une plus fine politique, que de se servir des ennemis de la maison d'Autriche pour travailler au plus grand agrandissement de cette maison? Pouvait-il mieux faire que d'épuiser la France d'hommes et d'argent pour la réduire dans un état d'épuisement qui la rendra peu redoutable<98> pour l'avenir? Vous trouvez mauvais que l'on ait fait quelques cessions aux Français dans la Flandre. C'est sur quoi je n'ose vous répondre; mais supposé que cela soit, ne voyez-vous pas quel art il y a de se préparer de loin de nouveaux alliés? Dès que nous voudrons faire la guerre à la France, le nom de ces places seules à reconquérir sonnera le tocsin en Hollande et en Angleterre; cela seul ameutera les puissances maritimes, et les obligera à sacrifier leurs troupes et leurs trésors pour nos intérêts. Ne précipitez donc plus votre jugement, et sachez que la conduite de monseigneur le comte est exactement calculée, que tous ses pas sont mesurés, et ses projets mûrement approfondis et pesés. Ne craignez donc plus ces Français que leur amour-propre aveugle, et qui, à force de se croire trop fins, sont joués par les autres. Nous connaissons leur fort et leur faible, et dès que les conjonctures changeront, vous verrez combien peu ils nous paraissent redoutables.

Adieu, mon cher ami, vivez heureux à Bruxelles; dès que nous aurons quelque grande nouvelle de nos armées, vous pouvez vous reposer sur mes soins que je vous la ferai parvenir. Et quant à la personne que vous me recommandez, il sera difficile de la placer à présent; mais si nous reconquérons la Silésie, il y aura place et pour celle-là, et pour quiconque se présentera.


94-a Voyez t. XII, p. 90.

97-a La marquise de Pompadour. Voyez ci-dessus, p. 89.