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ÉPITRE III. SUR LA GLOIRE ET L'INTÉRÊT.

Soit dégoût, soit dépit, ou bien soit que tout s'use,
Je reviens de l'erreur dont le monde s'abuse;
Mon feu s'éteint, je touche à l'arrière-saison,
Il est temps d'écouter la tardive raison.
Tout plaît également à l'aveugle jeunesse;
D'autres temps, d'autres mœurs; à la fin la sagesse
Étouffe les transports de nos désirs ardents.
Ah! remplaçons l'erreur par l'utile bon sens,
Et, la balance en main, pesons au poids du juste
Les cruautés d'Octave et les vertus d'Auguste.
Ce mot tant prodigué, le nom de vertueux,
Quel abus le fait prendre à tant d'ambitieux?
79-aPouvons-nous le donner à ce fier insulaire
<80>Qui de son cabinet croit agiter la terre,
De ses propres sujets habile séducteur,
Qui, des grands et des rois dangereux corrupteur,
Marchande au poids de l'or un secours mercenaire,
Et souscrit en riant cet arrêt sanguinaire :
Mortels, égorgez-vous, tel est mon bon plaisir?
Comment sans murmurer enfin peut-on souffrir
Qu'un lâche, un Harpagon, qu'un méprisable avare
Du nom de vertueux par vanité se pare?80-a
Par quel droit ose-t-il prétendre à cet honneur?
D'un titre glorieux il est l'usurpateur,
Il n'a pas des vertus les dehors hypocrites;
Quels sont donc ses hauts faits? quels sont ses grands mérites?80-b

Qu'il laisse à son orgueil pervertir ses talents,
J'y vois d'un forcené les excès violents.
Pour avoir usurpé l'autorité suprême,
Conduit sa tyrannie avec art et système,
Pour être habile, heureux, vigilant, séducteur,
Intrépide aux combats, et rapide vainqueur,
Cromwell, qui de son roi prépara le supplice,
Pouvait-il colorer sa barbare injustice?
Aurait-il pu souffrir qu'un impudent flatteur
Osât nommer vertu son atroce fureur?
En vain l'encens dans Rome a fumé pour Auguste,
Malgré l'apothéose il fut cruel, injuste,
En noyant dans le sang le plus pur de l'État
La liberté, les lois, et les droits du sénat.
Quelle horrible vertu qui répand l'épouvante!
De ses lauriers affreux la moisson abondante
Sous sa coupable main fut prompte à se flétrir.

<81>Son navire est frété, prêt à sortir du port;
Un vent fâcheux l'arrête, il querelle le sort,
Il brûle de partir, et son espoir le flatte
D'acquérir les trésors de l'Inde et de l'Euphrate,
D'enrichir ses neveux dans ces climats lointains
Dont un fameux Génois découvrit les chemins.
Mais l'aquilon s'apaise, on l'appelle, il s'embarque,
On lève l'ancre, il part plus content qu'un monarque;
Il brave les dangers, il brave les saisons,
L'été n'a plus de feux, l'hiver plus de glaçons;
Plus dur dans ses travaux que ne le fut Alcide,
Il n'est plus de péril quand l'intérêt le guide.
Un nuage orageux vient obscurcir les airs,
Les flots lancés aux cieux retombent aux enfers,
Éole se déchaîne, et pousse dans sa rage
Le vaisseau démâté sur le prochain rivage,
Et sur des ais brisés, pilotes, matelots
Se sauvent à la nage, en abjurant les flots.
Notre avare maudit cet élément perfide.
A peine est-il sauvé, que l'intérêt avide,
Sans daigner lui donner le temps de se sécher,
L'entraîne en lui disant : « Debout, il faut marcher,
Méprise des dangers la terreur importune;
Les chemins épineux sont ceux de la fortune. »
Le péril qui n'est plus est bientôt oublié.
Ce malheureux avare, à l'intérêt lié,
N'hésite qu'un moment; sa funeste habitude,
<82>L'ardente soif de l'or, l'espoir, l'inquiétude,
Chassent de son esprit tout désir de repos,
Le sommeil sur son front voit faner ses pavots,
Et notre forcené, tout mouillé du naufrage,
Une seconde fois court affronter l'orage.
Pourra-t-il dévorer ses trésors amassés,
Ces barres, ces lingots dans sa cave entassés?
Des faux et des vrais biens vains juges que nous sommes!
Le sort plus qu'on ne pense égale tous les hommes.
A nos nécessités le ciel avait pourvu :
Quel usage Midas fait-il du superflu?
Je vois de jour en jour accroître ses misères
Par de nouveaux besoins devenus nécessaires,
Moins riche des trésors dont il sent l'embarras
Que pauvre de tous ceux qu'il ne possède pas.
C'est bien pis, si ce fou, comblant le ridicule,
Sans jouir de son bien sans cesse l'accumule,
Afin qu'un beau matin la mort à l'œil hagard,
De sa tranchante faux moissonnant le richard,
Mette en possession de cette immense proie
Un parent affamé qui s'en pâme de joie,
Qui, sans donner le temps d'enterrer le vilain,
Vide son coffre-fort et boit son meilleur vin :
Tel est d'un faux esprit l'égarement extrême.
L'avare est l'ennemi le plus grand de lui-même,
Mais l'ambitieux l'est de tout le genre humain :
Il marche à la grandeur le poignard à la main,
Ses desseins, ses hauts faits sont autant d'injustices,
Tout, jusqu'à ses vertus, devient en lui des vices;
Ces tristes passions, charmes des cœurs pervers,
Renversent les États et troublent l'univers.
<83>Je vais sur ce sujet vous conter une histoire.
Le sordide Intérêt et la superbe Gloire,
Voyageant par le monde, enrôlaient ici-bas
Tous ces fous qu'on voit naître en différents climats;
Pâtres, bourgeois, guerriers, prêtres, seigneurs, ministres,
Étaient bientôt séduits par leurs bienfaits sinistres.
Ils virent, en passant près d'un petit hameau,
Un berger peu connu qui guidait son troupeau;
Il se nommait Damon, et, malgré sa naissance,
Des plus rares talents il avait la semence,
De l'esprit, un cœur tendre, et, dans sa pauvreté,
Du goût pour le repos et pour la liberté;
Seul avec sa Philis, ses moutons, sa houlette,
Il vivait loin du monde, heureux dans sa retraite.
« Quel berger! dit la Gloire; ah! verrons-nous tous deux
Qu'il nous fasse l'affront d'être heureux à nos yeux?
Nous avons égaré dans nos routes scabreuses
Des plus sages humains les âmes vertueuses;
Que de mortels, sans nous, dans le sein de la paix,
Jouiraient d'un bonheur que nous n'avons jamais!
Aurons-nous vainement troublé toute la terre,
Allumé tant de fois le flambeau de la guerre,
Et nagé dans le sang de guerriers expirants?
Quoi! tandis qu'ici-bas nous sommes tout-puissants,
Mon frère, verrons-nous lâchement, sans rien dire,
Que cet heureux berger échappe à notre empire?
Ah! troublons son repos, égarons sa vertu;
Qu'il tombe dans le piége, à nos pieds abattu. »
Alors, pour mieux voiler leur funeste imposture,
Ils prennent d'un berger l'habit et la figure.
Ils abordent Damon d'un air doux et flatteur;
<84>La Gloire parle ainsi : « Je te plains, cher pasteur;
Faut-il que les talents dont ton esprit abonde
Restent ensevelis pour nous et pour le monde?
Quitte l'obscurité, connais-toi mieux, Damon,
C'est une double mort que de mourir sans nom;
Il faut à tes vertus une illustre carrière,
Il est temps, viens, suis-moi, parais à la lumière,
Cesse de te cacher ton mérite éminent,
La fortune t'appelle, et la gloire t'attend.
J'annonce à ton génie une grandeur certaine,
Choisis, deviens auteur, ministre ou capitaine;
De tes contemporains applaudi, respecté,
Ton nom peut passer même à l'immortalité.
Vois-tu bien ces bergers éblouis de ta gloire
S'écrier, tous surpris et ne pouvant le croire :
C'est donc là ce Damon que nous connûmes tous!
Colin et Licidas en sont déjà jaloux;
Ah! qu'ils vont envier tes grandeurs sans pareilles! »
Damon, à ce discours nouveau pour ses oreilles,
Sent un trouble secret; un charme suborneur
A porté son poison jusqu'au fond de son cœur;
L'ambition soudain de son esprit s'empare.
L'Intérêt attentif s'aperçoit qu'il s'égare;
Il saisit le moment qu'il est déjà troublé,
Afin de lui donner un assaut redoublé,
Et d'exciter encor dans le fond de son âme
L'insatiable soif de son métal infâme.
« Connais ton ignorance, ô rustique pasteur!
Apprends de moi, dit-il, quel est le vrai bonheur :
Tu n'es qu'un indigent, et tu crois être sobre,
Va, ta simplicité dans le fond n'est qu'opprobre.
<85>Quoi! Damon, lâchement esclave d'un troupeau,
Abreuve ses brebis, les tond de son ciseau,
Tandis que tant d'humains vivant dans l'opulence
Ont consacré leurs jours à la molle indolence!
Ah! quel luxe charmant s'étale chez les grands!
Des palais somptueux logent ces fainéants,
Leurs promenades sont des pompes triomphales,
Leurs repas, des festins, leurs jeux, des saturnales;
Les hommes,85-a ici-bas aux richesses soumis,
Leur doivent leurs honneurs, leurs talents, leurs amis.
Sans argent il n'est rien que misère et bassesse,
On prône vainement la stérile sagesse;
Un esprit merveilleux, un mérite divin,
Vous laissent, sans argent, un vertueux faquin.
L'or a dans ces climats une entière puissance,
Il donne à tous vos goûts une heureuse influence :
Faut-il faire valoir des droits litigieux,
Votre cœur brûle-t-il de feux séditieux,85-b
Frappez d'un marteau d'or, les portes sont ouvertes,
Vos talents sont prônés, vos sottises souffertes;
De l'univers entier ce précieux métal
Est le premier mobile et le nerf principal. »
Le malheureux Damon, que l'Intérêt assiége,
Ne peut plus résister, et tombe dans le piége;
Ses moutons et Philis, objets de ses plaisirs,
Sont effacés soudain par de nouveaux désirs.
Ce champêtre séjour lui devient insipide;
Des grandeurs et des biens sentant la soif avide,
Il abandonne enfin Philis et ses brebis.
<86>Dieu! que devîntes-vous, malheureuse Philis?
Cette amante aussitôt, demi-morte et glacée,
Rappelle son amant d'une voix oppressée;
Ses larmes et ses cris ne peuvent l'attendrir,
L'inconstant, de sang-froid, part sans la secourir;
L'Intérêt l'endurcit, et la Gloire hautaine,
En méprisant Damon, avec elle l'entraîne.
Que d'attraits séduisants n'a pas la nouveauté
Pour un jeune pasteur dont la simplicité
Sort novice et sans fard des mains de la nature!
Incertain sur le choix, il erre à l'aventure,
Le désir de briller et d'acquérir un nom
Des neuf savantes Sœurs le rend le nourrisson;
Sans cesse il se dépeint ses hautes destinées,
Il en veut, par ses soins, rapprocher les années,
Ses rapides travaux abrégent son chemin,
Il passe promptement par le pays latin,
Sans prendre ses degrés sur les bancs d'Uranie;
Secondé dans son vol des ailes du génie,
On le voit au grand jour, publiant ses écrits,
Se placer parmi vous, messieurs les beaux esprits.
Mais la fureur des vers et la rage d'écrire
Font hurler contre lui la mordante satire;
Il voit dans ses censeurs un peuple de jaloux,
De ce genre de gloire il ressent les dégoûts,
Et blâmant hautement son ardeur téméraire,
Fatigué de leurs cris, il apprend à se taire.
Damon quitte le Pinde, et des desseins plus hauts
L'élèvent au théâtre où brillent les héros;
Il vole sur les pas de Mars et de Bellone,
Il venge sa patrie, il raffermit le trône,
<87>Il brave les périls, il cherche les hasards,
Il conduit les assauts, il force les remparts.
Il reçoit ce bâton qui tourne tant de têtes,
Et ses combats nombreux sont suivis de conquêtes;
Quelques membres de moins, quelques succès de plus,
Damon serait l'égal du vainqueur de Brutus.
Mais on brigue, on conspire, et l'implacable envie
Répand avec fureur ses poisons sur sa vie;
Du front victorieux de ce jeune guerrier
Elle vient arracher le superbe laurier.
De ses exploits, dit-on, il n'est point le mobile,
Des rivaux ignorants le font paraître habile;
Si l'État par son bras a pu se soutenir,
D'un aussi grand service il faudra le punir;
Ses vertus du ministre ont allumé la haine,
Encore une victoire, et sa perte est certaine;
Qu'il répande pour nous son sang dans les combats,
Ce sang augmentera le nombre des ingrats.
On l'accuse, et ces bruits volent de bouche en bouche;
Le courtisan malin et le guerrier farouche
Divulguent au hasard ces propos dangereux,
Et le peuple idiot est abusé par eux.
Ah! Damon, quelle épreuve! ambition trompeuse,
Telle est de tes héros la récompense affreuse.
Quand même leurs exploits semblent se surpasser,
Souvent un envieux les fait tous éclipser.
Damon, dont l'imposture ose obscurcir la gloire,
Déçu de son espoir au sein de la victoire,
Perdu par ses jaloux, lorsqu'il vengeait l'État,
Quitte, plein de dépit, le métier de soldat.
<88>Mais dans ce désespoir l'ambition altière
Lui fait tourner ses pas vers une autre carrière;
Il paraît tout à coup au fond d'un cabinet,
Griffonne des traités, met des projets au net :
Mais ce moderne Atlas, croyant porter l'Europe,
Devient sombre, rêveur, défiant, misanthrope.
Damon, comme soldat, fut simple dans ses mœurs,
Il se livra, ministre, aux vices des grandeurs.
Lorsque la politique, adoptant le sophisme,
S'imbut des trahisons du machiavélisme,
On ne vit que fripons, que fourbes, que menteurs,
Que ministres trompés et ministres trompeurs,
On proscrivit l'honneur par ces fausses maximes,
Et l'art de gouverner fut l'école des crimes.
Cette corruption, qui l'infecte soudain,
Rend Damon soupçonneux, double, dur, inhumain;
Ivre de son pouvoir et plein de son système,
Il ne voit, ne connaît, et n'aime que lui-même.
Ce n'est plus ce berger gai, modéré, content,
Qu'un sort doux, mais uni, rendait compatissant;
C'est un riche écrasé du poids de sa richesse,
Qui porte au fond du cœur le dégoût, la tristesse.
Il aime son aisance, il trouve des travaux;
Il cherche des amis, il trouve des rivaux;
Il doit de l'avenir deviner le mystère :
L'événement douteux lui devient-il contraire,
Le public, prévenu contre l'infortuné,
Par un arrêt cruel l'a soudain condamné;
Tandis qu'il se consume à supporter ses peines,
Le temps, qui détruit tout, déjà glace ses veines.
<89>Comme l'on voit souvent de jeunes libertins
Aux bachiques excès consacrant leurs festins,
Quand un sommeil heureux a cuvé leur ivresse,
Recouvrer au réveil l'esprit et la sagesse;
Ainsi, de son erreur rejetant le poison,
Damon retrouve enfin sa première raison;
Il maudit l'intérêt, la gloire et sa folie,
Et reprend ses moutons et sa première vie.
Philis, à son retour, la constante Philis,
Embrassant son amant, vit ses vœux accomplis;
Damon jouit en paix d'une heureuse vieillesse,
Et goûta des plaisirs que donne la sagesse.
Heureux qui, du bon sens pratiquant les leçons,
N'abandonna jamais Philis et ses moutons!
Les frivoles faveurs que fait la renommée
Sont quelques grains d'encens qui s'en vont en fumée;
Un corps sain, des amis, l'aisance, un peu d'amour,
Sont les uniques biens du terrestre séjour.
Ils sont autour de vous; mais, semblable à Tantale,
L'onde en vain se présente à sa lèvre fatale.
Le vrai bonheur est fait pour les cœurs vertueux.
Allez donc maintenant, avare, ambitieux,
Follement vous bouffir de pompeuses chimères.
Nos fortunes, mortels, ne sont que passagères :
Tel possède aujourd'hui de superbes jardins,
Qui seront dès ce soir peut-être en d'autres mains.
Ces biens nous sont prêtés, rien n'est sûr, tout varie,
Et le inonde pour nous n'est qu'une hôtellerie;
Le temps emporte tout, les maîtres, les sujets :
Pour des moments si courts pourquoi ces longs projets?
<90>Pourquoi, sans profiter des biens qu'on nous destine,
Nourrir en notre esprit une guerre intestine?
Ah! malheur, à ce prix, à qui veut s'élever!
Mais par tout ce discours qu'ai-je voulu prouver?
Que sur la mer du monde un pilote bien sage
Doit préférer le port aux risques du naufrage.

(Envoyée à Voltaire le 15 avril 1740; retouchée et envoyée de nouveau au même le 29 novembre 1748.) A Potsdam, le 5 octobre 1749.


79-a Au lieu des sept vers qui suivent, on trouve ceux-ci dans l'édition in-4 de 1760, p. 107 :
     

Les plus savants projets et l'art le plus sublime
Deviennent odieux lorsqu'ils servent au crime.
Qu'au milieu de Paris un prélat insolent
Gouverne les ressorts d'un peuple turbulent,
Que la révolte enfin contre la cour éclate,
Le tout pour s'ombrager d'un chapeau d'écarlate,

80-a

Qu'un lâche, un Harpagon, un misérable avare
Du nom de vertueux sans scrupule se pare?

(Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 109.)

80-b L'édition in-4 de 1760, p. 109, donne ici ces quatre vers de plus :
     

L'insatiable soif qu'il a d'accumuler
Est l'unique talent qu'il peut nous étaler;
Il en fait, jour et nuit, sa misérable étude.
Observez les accès de son inquiétude.
Son navire est frété, etc.

85-a Les humains. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 116.)

85-b D'un feu séditieux. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 116.)