506. DE VOLTAIRE.
Ferney, 4 février 1775.
Sire, pendant que d'Étallonde Morival vous construit des citadelles sur le papier, et les assiége, pendant qu'il dessine des montagnes, des vallées, des lacs, le vieux malade de Ferney s'est avisé de faire une tragédie348-a qu'il prend la liberté de mettre aux pieds de V. M. Il vous supplie de ne la pas lire, parce qu'elle n'en vaut pas la peine; mais daignez du moins jeter un petit coup d'œil sur un petit Voyage de la Raison et de la Vérité, et sur une note de la Tactique, dans laquelle l'éditeur a mis je ne sais quoi qui vous regarde.348-b
Pardonnez-lui sa hardiesse, car il faut bien que Julien-Marc-Aurèle permette de dire ce qu'on pense.
Nous touchons au temps où il faut que l'affaire de d'Étallonde Morival s'éclaircisse; il compte écrire dans quelque temps ou au chancelier de France, ou au roi de France lui-même. V. M. lui permettra-t-elle de prendre le titre de votre ingénieur? J'ose vous assurer qu'il est digne de l'être.
Permettriez-vous aussi qu'il fût lieutenant au lieu d'être sous-lieutenant? L'honneur de vous appartenir n'est pas une vanité; c'est une gloire qui en impose, et qui peut le faire respecter des Velches.
Il ne fera partir sa lettre qu'après que je l'aurai mise sous vos yeux, et que vous l'aurez approuvée. Vous serez étonné de cette affaire, qui est, comme je vous l'ai déjà dit, cent fois pire que celle des Calas. Vous y verrez un jeune gentilhomme innocent, condamné au supplice des parricides par trois juges de province, dont l'un était un ennemi déclaré, et l'autre un cabaretier, mar<309>chand de cochons, autrefois procureur, et qui n'avait jamais fait le métier d'avocat; j'ignore le troisième. Cette épouvantable et absurde velcherie sera démontrée; et si cet écrit simple, modeste et vrai,349-a est approuvé de V. M., il tiendra lieu de tout ce que nous pourrions demander.
J'attends vos ordres sur cet objet, comme la plus grande faveur qui puisse consoler ma vieillesse et me faire attendre gaîment la mort.
Agréez, Sire, mon respect, mon admiration, mon dévouement, mon regret de finir ma carrière hors de vos États.
348-a Don Pèdre. A la suite de cette pièce étaient imprimés l'Éloge historique de la Raison, le morceau De l'Encyclopédie, le Dialogue de Pégase et du Vieillard, et la Tactique. Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. IX, p. 365-446; t. XXXIV, p. 323; t. XLVIII, p. 57; et t. XIV, p. 280 et 269.
348-b Œuvres de Voltaire, t. XIV, p. 277 : « A Rossbach, on vit le roi de Prusse lui-même acheter tout le linge d'un château voisin pour le service de nos blessés; et quand il les eut fait guérir, il les renvoya sur leur parole, en disant : Je ne puis m'accoutumer à verser le sang des Français. »
349-a Le Cri du sang innocent. Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XLVIII, p. 123-145.