81. DU MÊME.
Pétersbourg, 1er juin 1739.
Monseigneur
J'ai reçu, comme toujours, avec la plus vive joie la gracieuse lettre du 7 du mois passé, dont il a plu à V. A. R. de m'honorer; et je lui aurais répondu aussitôt, pressé par un mouvement de reconnaissance, si je n'avais été tous les jours continuellement tourmenté de la violente colique dont j'étais déjà attaqué avant le départ de Kalsow, et qui a ainsi duré trois semaines, ne m'ayant point encore quitté tout à fait. Vous êtes trop compatissant, monseigneur, pour ne pas pardonner le délai de cette réponse <370>à une si triste cause. Plus cette cruelle maladie m'a fait souffrir, plus j'ai redoublé mes vœux fervents pour que le ciel vous en préserve à jamais, sachant que vous y êtes aussi sujet. Je supporte cependant tout patiemment mon mal, reconnaissant que je me le suis attiré par ma faute, et espérant pouvoir m'en garantir à l'avenir. Il est sûr que, si les hommes étaient toujours sincères envers eux-mêmes, ils trouveraient que la plupart des maux ne leur viennent pas sans de bonnes raisons, et qu'ils auraient bien tort de s'en plaindre, puisqu'ils en sont eux-mêmes la cause.
J'ai déjà mandé à V. A. R. à quoi s'accroche encore le marché des pelleteries. Je ne doute pas cependant que l'affaire n'ait lieu, tant parce que les deux parties en ont fort envie que parce que la politique même y engagera l'illustre acheteur. Certain chevalier, de retour d'une poursuite de géants, pourra donner avis de ce qui se passe, et V. A. R. pourra s'en instruire de main tierce. Du reste, je me sens pénétré de la plus vive reconnaissance pour la générosité avec laquelle V. A. R. m'offre les deux peaux de martres noires. Le moyen, monseigneur, de vous refuser quelque chose! J'en ai effectivement bon besoin pour un manchon, car j'aurai bien froid cet été.
J'attends avec impatience le bas officier que j'ai demandé à V. A. R. pour conduire les quatre Turcs que je lui garde ici. Elle aura là de quoi gratifier le comte deTruchsess, car je ne prétends pas qu'il m'ait la moindre obligation d'avoir obéi aux ordres de V. A. R., quoique, d'ailleurs, je serais charmé qu'il se présentât quelque occasion de l'obliger.
J'ai touché en passant, dans ma dernière lettre, l'heureuse issue des amours d'un moderne Jason, n'osant alors en dire davantage. Voilà un cadet de bonne maison qui finit la plus brillante aventure du monde. Mais aussi faut-il dire qu'il le mérite bien par sa constance, par sa sage conduite et par ses autres qualités personnelles. Comme je crois qu'il vous est peu connu, je vous dirai, monseigneur, qu'il a toujours eu l'approbation de tous ceux qui le connaissent. Il est très-bien fait de sa personne, joignant à de l'esprit beaucoup de jugement, un fonds solide de probité et d'honneur, et j'oserais bien assurer qu'on ne lui connaît aucun vice. Élevé en prince, il s'est appliqué avec <371>succès à tous les exercices convenables. Un sage conducteur l'a jeté dans des lectures très-utiles. Tous les ouvrages de Wolff lui ont passé plus d'une fois par les mains, et n'ont sans doute pas peu contribué à former son esprit et à affermir son caractère. Il est généreux, compatissant aux malheurs d'autrui, d'une grande politesse envers tout le monde, et infiniment obligeant envers ceux qu'il honore de son amitié. Joignez à cela sa valeur et ses qualités héroïques, dont il a donné des preuves dans les deux campagnes qu'il a faites, où il s'est acquis l'admiration des généraux et le respect aussi bien que l'affection de la nation, et vous aurez le portrait d'un beau-frère.407-a
Je ne m'engagerai pas à y joindre celui de la princesse;407-a cela me mènerait trop loin, et cette lettre, qui est déjà une épître, deviendrait un volume. Je dirai seulement qu'elle est très-belle, grande et parfaitement bien faite. Elle a le port et la majesté d'une impératrice. Elle est fière, mais fort polie, joint à beaucoup d'esprit naturel une lecture qui n'a pu que l'orner davantage. Enfin elle est pleine de mérite, généreuse au possible, compatissante, et surtout très-charitable, de sorte qu'on peut dire que le prince, qui en est fort amoureux, aurait bien de la peine à décider lequel des deux fait plus grande fortune, de sa gloire ou de son amour.
Que toutes ces grandes nouvelles, monseigneur, ne vous empêchent cependant pas de vous souvenir de votre fidèle serviteur, qui ne cessera d'être jusqu'au dernier moment de sa vie, avec les plus tendres et les plus respectueux sentiments, etc.
407-a Il s'agit ici du duc Antoine-Ulric de Brunswic, beau-frère de Frédéric, qui se fiança avec la grande-duchesse Anne de Russie le 13 juillet 1739. Voyez t. II, p. 62, 63, 111 et 112; et t. III, p. 33.