46. A M. DE SUHM. (No 3.)

Remusberg, 23 mars 1737.



Mon très-cher Diaphane,

J'ai eu le plaisir de recevoir votre lettre; elle m'a extrêmement réjoui, m'apprenant que votre santé était bonne. Que je suis aise d'avoir ignoré toutes les incommodités et les dangers que vous avez essuyés dans votre voyage! Cela m'aurait privé de tout repos, et je n'aurais pu jouir comme je l'ai fait des agréments de la retraite.

J'admire fort vos palais dorés, vos fleuves gelés, la magnificence de la cour impériale, et les gardes rangés sur la glace. Tout cela, et trois fois autant, ne me ferait pas cependant naître l'idée de quitter Remusberg. Nous vivons ici sans fourrures, nous voyons renaître les fleurs, revenir la verdure, et le soleil, favorable à ces climats, commence déjà à nous faire sentir ses ardeurs. Qu'un village près de Rome est préférable à une ville située dans la Nouvelle-Zemble!

Pourvu que le froid ne soit pas contraire à votre santé, et que l'air raréfié qu'il fait au voisinage du pôle ne vous soit pas dangereux, le reste ne m'importe guère.

Je suis à la fin de toutes mes lectures, et j'attends avec grande impatience la Vie du prince Eugène. Quelqu'un, ces jours passés, m'a sommé de lui en donner un extrait; je me suis fort excusé sur ce que l'original n'était pas entre mes mains, ce qui fit <317>une scène semblable à celle qui se trouve dans le Joueur, où M. Galonier et madame Adam viennent lui rendre visite.347-a

J'ai un très-bon relieur, qui relie à la française et de façon que les livres sont bien fermés; si vous le voulez, je pourrai le prêter quand on le voudra, à condition qu'on ne le retienne pas.

Le 27 de ce mois, nous célébrerons l'anniversaire du jour de naissance de la Reine; on ne verra que de paisibles bergers former des danses avec leurs bergères. Le farouche Mars et la foudroyante Bellone n'auront aucune part à la fête, et les pipeaux de Céladon seront préférés aux timbales et aux trompettes, dont la musique trop bruyante n'inspire que de la terreur.

Quand vous reverrai-je, mon cher Diaphane? Quand pourrons-nous nous promener sous les hêtres et sous les ormeaux? Voltaire a reçu la Métaphysique, et l'approuve beaucoup. Je fais actuellement traduire la Morale du philosophe;348-a ainsi, avec le temps, je pourrai lire tout Wolff en français.

Le traducteur de la Métaphysique m'est bien cher, il me tient toujours à cœur, et ni l'éloignement ni la mort même ne pourront altérer en quoi que ce soit la sincère amitié que je lui porte. Soyez-en persuadé, mon cher Diaphane, de même que de la parfaite estime avec laquelle je suis inviolablement,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.


347-a Le Joueur de Regnard, acte III, scène VII, où M. Galonier, tailleur, et madame Adam, sellière, viennent demander à Valère, héros de la pièce, le payement de ce qu'il leur doit.

348-a Par Jordan. Voyez la lettre de Frédéric à Voltaire, du 8 février 1737.